Ce texte fût d’abord publié sur feu le site des éditons Walrus : le Lab.
Une adaptation a été faite pour le label Podcut : https://podcast.ausha.co/podcut-fictions/quelque-chose-ep-1-fin-de-race
« Nous vivons sur une île placide d’ignorance, environnée de noirs océans d’infinitude que nous n’avons pas été destinés à parcourir bien loin. »
H.P. LOVECRAFT, L’Appel de Cthulhu, Éd. Robert Laffont (traduit par Francis Lacassin)
Tout était fini. Depuis longtemps.
La fin avait un visage. Celui d’un homme, puant, aux traits creusés dans la crasse et la chair, se reflétant dans le miroir éclaté des toilettes d’une station-service abandonnée. Malgré la fièvre qui me troublait un peu la vue – elle me poissait le front depuis quelques jours – je pouvais y lire la déchéance de mon espèce.
La mienne, la nôtre.
Au dehors le printemps avait tiédi l’atmosphère et la végétation retrouvait une exubérance qu’elle n’avait pas connue – sous cette latitude du moins – depuis des siècles.
L’Humanité avait cédé. Cédé sa place, cédé son pouvoir, cédé sa propre humanité.
Depuis combien de temps étais-je seul ?
J’avais enterré mon dernier compagnon de route – son nom ne me revient pas… sans doute le contrecoup de la fièvre – à la fin de l’hiver. Un brave type, un ancien vigile, peu causant mais fiable. On avait fait connaissance dans les ruines d’une banlieue pour cadres supérieurs. Nous jouions aux profanateurs de sépultures dans des maisons d’architecte, des cubes design. Beau mais prétentieux. Certains étaient encore intacts. Leurs murs autrefois immaculés étaient maintenant égayés par les graffitis plus ou moins inspirés des derniers vandales passés par là – « Une autre faim est possible », « Notre monde est un fast food » ou « Dernière sortie avant l’abattoir » me sont restés en mémoire. De temps à autre, on y trouvait aussi des éclaboussures et les empreintes sanglantes de doigts et de mains, traces rupestres des derniers homo sapiens sapiens. Quelques cadavres parfois, rarement entiers.
Je ne me suis jamais habitué à ceux des enfants. Aux autres non plus, mais ceux des mômes me serraient un peu plus les tripes.
Je l’ai abattu d’une balle dans la tête. Il venait de se faire arracher une partie du ventre. Une attaque inhabituelle. La première que je voyais de ce type : il était seul, il n’avait pas fait de bruit et il était encore « vivant ».
J’étais en train de jouer au pilleur de tombe dans les réserves d’un supermarché devenu mausolée lorsque je l’ai entendu hurler. Je me suis précipité.
Enfin « précipité » est un grand mot… Je me suis laissé un peu de temps. Un garde-fou. Une vieille habitude de survie. Le courage était un luxe dont j’avais fait le deuil depuis longtemps. De toute façon lorsque le festin commençait, il n’y avait plus aucun espoir. C’était comme ça.
Au bout d’un moment, je me suis rendu compte que cela faisait trop longtemps qu’il gueulait. Ça m’a surpris.
Une fois devant lui, j’ai immédiatement compris que sa mort allait être dégueulasse. Longue et dégueulasse. Ses yeux me suppliaient – c’est du moins ce que j’ai voulu croire – de ne pas écouter les appels à l’aide qu’hurlait sa bouche et de mettre fin à tout ça.
Il gémissait dans l’odeur de merde chaude qu’exhalait la déchirure d’où s’échappait un ruban d’intestins que ses mains tentaient de retenir. Face à ce que j’avais déjà vu, on pouvait dire qu’on ne l’avait que picoré. C’était vraiment inhabituel.
Étaient-ils enfin repus ? Cette pensée m’a fait sourire. C’était absurde. La grande dévoration ne s’arrêterait qu’avec le dernier humain.
L’hiver se finissait, le sol n’était plus gelé. Ça a été plus facile. Cela m’aurait embêté de le laisser là, au milieu des herbes folles, exposé à la vue de tous. Encore une expression qui n’avait plus de sens : « tous ». C’est con mais de le laisser, là, le ventre ouvert, j’aurais trouvé ça pornographique.
J’ai récupéré son sac à dos, ses provisions et un ou deux trucs qui pouvait m’aider à survivre. Ce qui, entre nous, est une putain de mauvaise habitude. À croire que je m’étais accoutumé à ma dose quotidienne de souffrance et de désespoir.
La vie est une drogue dure.
C’était le dernier être humain que j’avais croisé depuis des mois. Peut-être étais-je le dernier ? Peut-être étais-je une légende ? J’avais trouvé le roman très bon.
Il me plaisait beaucoup moins maintenant.
La catastrophe avait commencé quelques années auparavant. Combien ? Ça aussi, je l’ai oublié. Je ne suis même plus certain que cela fasse des années… On perd vite l’habitude de compter le temps qui passe. C’est un raffinement de prédateurs – les proies n’en ont ni l’utilité, ni l’envie.
Le CERN avait initié une série d’expériences pour détecter d’autres dimensions. Les articles que j’avais lus disaient que des preuves expérimentales bouleverseraient nos conceptions de l’Univers, qu’il faudrait réécrire tous les livres de philosophie et toutes les doctrines religieuses. Ils ne savaient pas à quel point ils allaient avoir raison. Mais rien n’allait être réécrit. Il s’agirait d’un effacement. D’une gigantesque tabula rasa.
Les premières expériences avaient eu lieu en novembre. Sous les massifs suisses, le LHC, le super collisionneur, avait déployé toute sa puissance. Dès la première semaine, des informations étranges avaient filtré : la Suisse, aidée par les forces armées françaises et allemandes, avait mis en quarantaine la zone autour des laboratoires du CERN. Sur les réseaux sociaux, les hashtags s’étaient mis à fleurir : #GordonIsAlive, #BlackMessa, #HalfLifeIRL. Très amusant. Je les avais moi aussi utilisés. Je me souviens d’un nombre impressionnant de mèmes. La dérision 2.0, si brillante, si intelligente… Le permanent petit rictus moqueur des réseaux sociaux et de l’opinion connectée s’étalait sur les écrans. Il y avait encore de l’électricité, on avait raison d’en profiter.
C’était une époque où certains voulaient « augmenter » la réalité, ils la trouvaient sans doute trop fade. Mais les choses allaient changer. La réalité allait être augmentée et bien au-delà de nos espérances.
Les chaînes d’informations avaient bien envoyé quelques équipes, qui avaient filmé des checkpoints gardés par des fantassins en kaki, deux ou trois camions militaires et des équipes de décontamination en combinaisons blanches. On aurait dit le décor d’un épisode d’X-Files dont on annonçait le retour pour l’année suivante. Les peuplades médiatiques avaient entamé leur rengaine indigente jusqu’à la conférence de presse du CERN et des autorités suisses : « problème de contamination mineur », « mesures de précaution », « rien à craindre », « situation sous contrôle », « salut et bonjour chez vous ». Novlangue des situations de crise, sérénité des autorités compétentes qui avaient rassuré. Un temps.
Les premières images de la danse macabre enluminèrent nos écrans un mardi. Ça aussi, je m’en souviens encore. Je me souviens de ce moment avec une précision quasiment numérique : l’odeur du café que j’étais en train de boire, la couleur du mug, la texture des mailles du vieux pull que je portais, la douceur d’une après-midi de congés que j’allais consacrer à ne rien faire, le jeu auquel je jouais sur mon smartphone – The Last Door – ainsi que la mélodie du jingle juste avant que je relève la tête pour regarder le visage du journaliste annonçant que « de nouveaux évènements » s’étaient déroulés en Suisse. Sans oublier ce logo criard « CERN incident ». Anglicisme pesant du breaking news à la française.
Le bellâtre en plan cravate – avec l’inévitable bon goût fade de son costume et de sa coupe de cheveux – annonça un duplex.
Léa Laundry, envoyée spéciale de la chaîne, débita son speech, un truc bien formaté, bien pro : « Bonjour, Patrick, je me trouve devant la zone de sécurité qui entoure le site du CERN depuis l’étrange incident de la fin de semaine dernière. Selon ses responsables, les opérations de réparation et de décontamination devaient continuer encore quelques semaines. Mais depuis une heure, un nombre important de camions militaires et d’hommes sont entrés dans la zone. Nous avons aussi vu des ambulances arriver sirènes hurlantes… »
En arrière-plan, on distinguait des militaires qui gardaient un point de contrôle. Leurs uniformes tranchaient sur le vert tendre des pelouses. Ils semblaient nerveux. Leurs mains ne quittaient pas leurs armes posées en travers de leurs poitrines.
Et puis, l’un d’entre eux décolla, littéralement.
La reporter se retourna. Son cameraman cadra immédiatement la scène. Le soldat ressemblait à un pantin. Il hurlait et se débattait. Ces cris cessèrent lorsque que son corps se déchira en deux morceaux. Comme un simple bout de papier. Je revois encore la guirlande d’intestins s’abattre sur l’un des militaires projetés au sol. La partie inférieure du corps retomba tandis que l’autre moitié restait dans les airs, quelques entrailles encore accrochées fouettant le vide. Un hochet sanglant agité par quelque chose. Les hurlements de la journaliste et de son caméraman remplacèrent ceux du militaire. Les soldats se mirent à tirer vers la moitié de leur camarade gigotant à quelques mètres au-dessus d’eux. Les claquements secs des fusils-mitrailleurs s’ajoutèrent à la bande-son. Ils tiraient en hurlant, on le voyait. Ils étaient terrorisés et criblaient le corps mutilé et le vide de leurs balles.
Nous vîmes alors une partie du corps suspendu disparaître, puis une autre et encore une autre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à voir.
La journaliste n’arrêtait pas de parler, elle déblatérait un flot de paroles hystériques qu’évidemment personne n’écoutait : elle apportait juste son écot à l’atmosphère de démence qui se dégageait de la scène. Brusquement il y eut un écœurant bruit humide de déchirure, des cris plus forts car plus proches du micro, une projection d’un liquide sombre sur l’objectif, d’autres cris encore puis la stridence du faisceau de communication rompu.
L’insipide présentateur réapparut. Livide, hébété, cherchant du regard de l’aide, portant inconsciemment la main sur son oreille sonorisée. Il bredouilla un ridicule : « Léa… Léa, nous ne vous entendons plus… Comment allez-vous, Léa ?! » Il essayait de conjurer le sort, c’était humain. Léa et son caméraman anonyme étaient évidemment perdus. Réduits en charpie ou courant comme des déments vers leur véhicule, vers l’hypothétique protection des militaires.
Nous allions bientôt tous les imiter.
L’affolement médiatique fut immédiat et mondial. Mouvement perpétuel des images analysées, décomposées, disséquées. Début de l’hystérie des foules et des explications embarrassées – et fumeuses – de toutes les formes de pouvoir plus ou moins atteintes par la déflagration.
Plus tard, on apprit que la ville de Genève, à quelques kilomètres des laboratoires du CERN, avait été le théâtre de nombreux massacres. Les témoignages et les caméras des smartphones décrivirent des scènes de corps projetés, déchiquetés et « dévorés » à grandes bouchées invisibles. À chaque fois, la pantomime déchirante des corps avait lieu au milieu d’un attroupement, d’une concentration d’hommes et de femmes. Ça, je l’ai vite remarqué. Et je n’ai pas été le seul.
En moins d’une semaine, l’archipel urbain mondial fut ravagé par ces prélèvements violents. Homme, femme, enfant sans aucune logique ni de sexe, ni de couleur de peau, ni d’âge. Faibles ou puissants, riches ou pauvres, tous furent mis en pièce dans une parfaite égalité. Que ce soit derrière des murs épais ou en pleine rue, dans les transports urbains ou en voiture, des corps furent saccagés par centaines de milliers.
Les théories du complot entamèrent leur farandole. L’irrationnel était revenu à la mode. Certains préférèrent plutôt confier leur destin à des spécialistes : les lieux de cultes connurent une affluence record.
Je me souviens de cette jeune fille – elle était belle – dont j’avais croisé le regard étonné juste avant qu’un cercle bien net, gros comme une assiette, ne s’ouvre dans son abdomen. C’était comme un hublot sur ses entrailles. Elle poussa d’abord un petit cri de surprise puis elle se mit à hurler au moment où ses tripes étaient aspirées et disparaissaient à travers ce cercle comme si on lui avait enfoncé dans le ventre la buse invisible d’un aspirateur. Elle tenta de porter les mains à son abdomen mais celles-ci ne l’atteignirent jamais. Elles buttèrent contre une masse invisible à laquelle le positionnement des doigts donnait une forme cylindrique. Puis la jeune fille entama une danse de Saint-Guy à quelques centimètres au-dessus du sol. La foule formait un cercle autour d’elle, statues de sel figées par la terreur. Au bout de quelques instants, ses cris diminuèrent, des bulles de sang bouillonnaient et éclataient sur ses lèvres. Son calvaire s’acheva lorsque son corps se brisa en deux, dans un angle qu’il n’aurait jamais dû prendre. J’espère encore aujourd’hui qu’elle était déjà morte lorsque ses talons allèrent cogner sa nuque et que son corps disparut dans l’invisible suçoir.
Il ne resta d’elle qu’une flaque de sang et d’humeurs dans laquelle trempaient quelques morceaux de chair et une chaussure. Nous nous mîmes tous à courir, en beuglant comme des animaux qu’on emmène à l’abattoir.
C’est d’ailleurs ce que nous étions devenus.
Durant cette phase des « grandes boucheries urbaines » – c’est en ces termes qu’un type que je croiserais plus tard qualifia cette période – la panique tua autant que les quelques choses affamées qui festoyaient sur les boulevards.
Cet homme, historien de profession ou se prétendant comme tel, tenait une chronique des événements. Il m’avait dit : « Tant que nous écrivons notre histoire, nous existons. Notre mémoire nous est aussi vitale que l’air que nous respirons. » Et nous n’étions plus si nombreux que cela à respirer, si j’en croyais le nombre déclinant des autres déchus de la chaîne alimentaire que je croisais de temps à autre.
Je ne l’avais côtoyé que quelques jours. J’avais fait une halte dans la bibliothèque dévastée qu’il avait choisi de hanter. J’avais aussi pris quelques livres. J’ai toujours aimé lire. Même maintenant. Malgré tout le reste. J’ai semé des livres durant toute mon errance. Le nomadisme n’est pas un sport de bibliophile.
D’ailleurs la première victime, ce soldat en Suisse, avait fait tinter quelque chose dans ma mémoire de lecteur. La révélation m’était venue durant la soirée de cette première journée de fin du monde : Abdul al-Hazred. « L’arabe dément », auteur du Necronomicon.
Dans son Histoire du Necronomicon, Lovecraft décrivait la mort d’al-Hazred au IXème siècle : attaqué et mis en pièce au milieu de la foule par une créature invisible. Internet existait encore, les grands réseaux de télévision aussi, et nous avions été nombreux à faire la relation. Ce fut le début de théories délirantes autour de la cosmogonie créée par Lovecraft et ses continuateurs. La terreur ouvrait une fenêtre de tir à la ruée vers les délires mystiques. Des gourous sortirent de l’ombre, les ouvrages d’HPL s’arrachèrent. Consécration posthume démente pour le reclus de Providence. J’ai trouvé plus tard des temples grossiers à la gloire de Cthulhu et des Anciens. J’ai aussi trouvé des traces de sacrifices sur ces minables autels abandonnés.
L’Humanité se jeta dans la recherche de toutes les explications possibles, avec son cortège de stupidité criminelle et de violence absurde. La civilisation s’écroula dans un chatoyant camaïeu d’horreurs – certaines bien humaines – et de peur panique. Survivre allait bientôt signifier combattre, combattre ses semblables souvent plus dangereux que les quelques choses.
J’avais lu beaucoup de roman de science-fiction qui décrivaient la fin de monde, et je ne me faisais que peu d’illusions sur mes semblables. Je n’aurais pas dû être surpris mais la vitesse avec laquelle l’Humanité et ses structures sociales, technologiques et politiques s’écroulèrent me stupéfie aujourd’hui encore. Les quelques choses nous avaient frappés là où était notre force en tant qu’espèce. L’Homme avait colonisé et dominé la planète, résisté au pire, parce qu’il est – était – un animal social.
Nous avions tous compris que les concentrations humaines les attiraient. Au milieu des carnages, il y eut un exode urbain massif, associé à une débandade totale de toute forme d’organisation étatique lorsque le Président des Etats-Unis se fit littéralement ouvrir en deux, et avec lui quelques dizaines d’ambassadeurs, ministres et de secrétaires d’état lors d’une réunion de l’Assemblée Générale de l’ONU. Le tout en mondiovision et en technicolor. La cerise sur le gâteau de merde que nous allions avaler.
Nyarlathotep, le chaos rampant, avait pris le contrôle… Je dois bien ce petit hommage à Lovecraft – qui se souvient de lui maintenant ? – il aurait pu écrire le récit de cette fin innommable du règne de l’Homme sur cette planète. Les horreurs cosmiques nous suçaient l’âme et toute la viande qui l’entoure.
Le fait que les animaux soient épargnés par ces carnages renforça l’idée d’une sorte de chasse à l’Homme, nécessaire à l’affirmation du pouvoir des nouveaux maîtres de monde. Évidemment, il y en eut bien quelques-uns qui tentèrent de les vénérer et de mendier leur survie, au besoin en offrant certains de leurs semblables en holocauste – comme si le genre humain ne pouvait s’empêcher, même dans ses derniers instants, d’être décevant.
Ils furent eux aussi mis en pièces après consommation des offrandes. J’ai assisté à l’un de ces spectacles, un soir d’été – sans doute le jour du solstice – derrière mes jumelles. À la lisière d’une grande agglomération, ils avaient dressé trois grands bûchers qui éclairaient les poteaux où étaient attachés des hommes, des femmes et trois enfants. L’un des prêtres improvisés s’était mis à lacérer les sacrifiés avec un grand couteau – sans doute pour les faire hurler et les attirer – pendant que les autres se prosternaient en silence mais avec de grands gestes obséquieux. Ça avait été une boucherie.
Les voies digestives des nouveaux seigneurs étaient décidément impénétrables.
Avec tous ces carnages, les Hommes comprirent que toute communauté de plus de quelques personnes les attirait trop facilement.
L’unité de base de la communauté humaine se réduisit à cinq ou dix personnes, rarement plus, et les plus éloignées les unes des autres possible. L’humanité n’eut, cette fois encore, besoin que d’elle-même pour franchir un nouveau stade de son annihilation : la peur de devenir des proies amena certains à chasser, voire à faire disparaître tout groupe s’établissant trop près du sien. Nombre de dépouilles en témoignent encore au détour d’une habitation abandonnée ou d’un fossé. Nos sociétés urbaines et policées disparurent si rapidement, si violemment… Impossible de maintenir l’activité d’une centrale électrique, d’un hôpital, d’une usine… Certains essayèrent. Cela ne dura jamais longtemps.
La fin débuta en novembre. Ce fut malgré tout une « chance » : les céréales avaient été semées dans les grandes plaines agricoles. Le printemps et l’été connurent leurs derniers grands champs de blé ; avec quelques élevages, ils nous permirent de subsister. Difficilement, douloureusement, mais encore un peu. Nous entamâmes un pittoresque retour vers le passé : aucune machine, tout à la force du poignet, lupem-prolétariat à la portée de tous.
Je vivais dans un pays industrialisé, dans une économie tertiarisée, mondialisée, où la production de biens était en grande partie délocalisée, déléguée à des masses laborieuses moins coûteuses. Les diplômés du supérieur font de piètres maçons, d’exécrables menuisiers et de foutus mauvais agriculteurs. On se mit à crever à la manière médiévale : famine et maladies pour tout le monde. Les enfants furent les premiers à partir : ils n’avaient pas été vaccinés, contrairement à leurs parents.
Je doute que les pays du Sud s’en soient mieux sortis… Les réseaux de communications, eux aussi, devinrent des légendes que les parents racontaient en chuchotant à leurs enfants hâves et crasseux, grelottant de froid dans leur taudis à la campagne.
Au fond, ce qui nous annihila fut le silence. Plus de chant, de rires ou de discussions. Quelques borborygmes, des signes et des regards. Les enfants jouaient en silence, pleuraient en silence. Un silence déchirant, inhumain… Le silence est toujours inhumain.
Comment je m’en suis sorti ? La question est légitime. Je me la pose encore. La chance, sans doute un métabolisme plus résistant que la moyenne et peut-être un instinct de survie développé. J’avoue que j’en suis le premier étonné. Dès le début des grandes boucheries urbaines, j’ai investi dans de l’équipement de survie. J’ai commencé mon périple avec un camping-car que j’avais acheté d’occasion avant la panique et l’écroulement du système monétaire. J’ai tenu quelques mois, puis le gasoil se fit rare. De toute façon, le camion devenait encombrant et un appeau à connards : j’en ai amoché – ou pire – quelques-uns, de ces émules de Mad Max qui voulaient me le voler. Cela devenait fatigant.
Je n’étais pas un de ces paranoïaques de survivalistes, loin de là, mais j’ai compris quelque chose : le chasseur-cueilleur allait faire un comeback retentissant. L’époque n’était plus à la sédentarisation et au collectif.
Pourquoi l’ai-je compris dès le début ? Je m’en fous un peu en fait. Personne ne m’en a jamais fait le compliment, ni la remarque. Même moi, je ne suis pas certain d’apprécier ce trait d’intelligence, cette fulgurance de mon intellect. Après tout ce que j’ai vu, le génie humain me parait tout aussi douteux que le slip que je porte depuis bien trop longtemps.
Ces derniers temps avec David – c’est comme cela qu’il s’appelait, David – nous ne croisions plus grand-monde sur les routes. De vivant et d’entier, s’entend. L’Homme s’effaçait doucement, il devenait lui aussi invisible.
On s’était approchés de quelques villes, jamais trop près, mais assez pour voir si quelque chose bougeait encore et récupérer une ou deux miettes utiles de civilisation. Et, le phénomène s’était fréquemment reproduit, on sentait comme une onde, une vibration qui en émanait. C’était suave et en même temps âcre.
Je sais, tu dois penser que je suis dingue, que la solitude et l’errance ont mis ce qu’il restait de mon psychisme à genoux. Tu n’as peut-être pas tort car je te parle alors que tu n’es que mon reflet crasseux dans un miroir tout aussi crasseux. Mais je l’ai ressenti, et David aussi.
Cet appel était presque hypnotique, surtout la nuit lorsque le cœur de ces agglomérations émettait une faible lueur semblable à celle, si ancienne maintenant, des tue-mouches électriques dans les boucheries. David s’était posé une question : était-ce le signe que nos anciennes ziggourats étaient désormais occupées par d’autres habitants ? Mais ce pouvait être tout simplement les feux follets nés de la décomposition des milliers de corps qui pourrissaient tranquillement.
Néanmoins, comme des insectes à l’atavisme stupide, nous revenions régulièrement près des villes. Une sorte de nostalgie perverse de la puissance de notre race avant qu’elle ne devienne un buffet à volonté.
Les dernières fois où je me suis approché d’une agglomération la nuit, d’étranges nuages les surplombaient : des masses cotonneuses, comme éclairées de l’intérieur par des éclairs, des flashs de lumières couvrant toutes les nuances du bleu, mais sans le grondement d’un quelconque tonnerre. Je pense qu’un nouveau stade est en train d’être atteint. Mais lequel ?
Mais ça ou autre chose… qu’en avait-on… qu’en avais-je à foutre, après tout ? Savoir le pourquoi de tout cela… J’en avais eu longtemps le désir. C’était une motivation comme une autre. Je suppose que mon inconscient réclamait un objectif à atteindre pour ne pas s’effondrer. Je griffonnais dans de petits carnets tous les « indices » que je pensais trouver. La moindre piste, le plus petit bout d’information sur le pourquoi et le comment… Et tu veux savoir ce que j’ai compris ? L’incroyable vérité ? Tu veux que je te révèle le Grand Secret, espèce de débris, avec ta gueule de prédicateur de coin de rue ? Tu veux tout savoir, hein ?! La soif de connaissance, cette maladie vénérienne de l’esprit, te démange la cervelle comme les morpions tes pauvres couilles puantes, n’est-ce pas, sombre abruti ?! Eh bien… si tu veux TOUT savoir… c’est très simple. Tragiquement simple.
On s’est fait niquer dans les grandes largeurs. Nous avons joué à Dieu Tout Puissant à coup d’équations et de Boson de Higgs et nous nous sommes pris la réalité de l’Univers dans le cul ! Nous avons joué au Shibari avec la théorie des cordes dans la chambre d’un Multivers qui avait les crocs.
Dieu ne joue pas aux dés, ça c’est certain, il joue aux fléchettes et il vise très bien.
On s’est faits déchirer par des trucs attirés par la méthode expérimentale si rationnelle, si scientifique. On est retournés dans les ténèbres grâce aux idées des Lumières, la brillante ironie que voilà. Diantre que je ris… Putain que je ris !
Au fond, c’était peut-être ce vieux déclassé de Lovecraft qui avait raison.
J’ai déchiré la première page de L’appel de Cthulhu dans la bibliothèque-tombeau de l’historien de notre race de débiles fascinés par le côté ludique des allumettes. Tout y est dit, révélé. Je vais, une fois encore, te la relire, pauvre imbécile, comme cela tu comprendras peut-être mieux ce qui devait inévitablement nous arriver :
« Ce qu’il y a de plus pitoyable au monde, c’est, je crois, l’incapacité de l’esprit humain à relier tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île placide d’ignorance, environnée de noirs océans d’infinitude que nous n’avons pas été destinés à parcourir bien loin. Les sciences, chacune s’évertuant dans sa propre direction, nous ont jusqu’à présent peu nui. Un jour, cependant, la coordination des connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur le réel et sur l’effroyable position que nous y occupons qu’il nous restera plus qu’à sombrer dans la folie devant cette révélation ou fuir cette lumière mortelle pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel obscurantisme. »
Il avait raison, ce vieux connard sentencieux. Il avait tellement raison.
Maintenant, je vais sortir et te laisser crever de peur dans ces chiottes délabrées. Je vais me mettre à gueuler au milieu de cette autoroute abandonnée. Je vais gueuler jusqu’à ce qu’ils me trouvent. Je vais arrêter, moi, de me terrer, je vais me débarrasser de cette humilité de ver de terre qu’ils nous ont imposée par leur appétit dégueulasse. Je vais leur vomir à la gueule mon mépris pour leur lâcheté de prédateurs invisibles.
Je vais pouvoir crier, hurler.
Enfin.