Quelque chose

Ce texte fût d’abord publié sur feu le site des éditons Walrus : le Lab.

Une adaptation a été faite pour le label Podcut : https://podcast.ausha.co/podcut-fictions/quelque-chose-ep-1-fin-de-race

« Nous vivons sur une île placide d’ignorance, environnée de noirs océans d’infinitude que nous n’avons pas été destinés à parcourir bien loin. »

H.P. LOVECRAFT, L’Appel de Cthulhu, Éd. Robert Laffont (traduit par Francis Lacassin)

Tout était fini. Depuis longtemps.
La fin avait un visage. Celui d’un homme, puant, aux traits creusés dans la crasse et la chair, se reflétant dans le miroir éclaté des toilettes d’une station-service abandonnée. Malgré la fièvre qui me troublait un peu la vue – elle me poissait le front depuis quelques jours – je pouvais y lire la déchéance de mon espèce.
La mienne, la nôtre.
Au dehors le printemps avait tiédi l’atmosphère et la végétation retrouvait une exubérance qu’elle n’avait pas connue – sous cette latitude du moins – depuis des siècles.
L’Humanité avait cédé. Cédé sa place, cédé son pouvoir, cédé sa propre humanité.
Depuis combien de temps étais-je seul ?
J’avais enterré mon dernier compagnon de route – son nom ne me revient pas… sans doute le contrecoup de la fièvre – à la fin de l’hiver. Un brave type, un ancien vigile, peu causant mais fiable. On avait fait connaissance dans les ruines d’une banlieue pour cadres supérieurs. Nous jouions aux profanateurs de sépultures dans des maisons d’architecte, des cubes design. Beau mais prétentieux. Certains étaient encore intacts. Leurs murs autrefois immaculés étaient maintenant égayés par les graffitis plus ou moins inspirés des derniers vandales passés par là – « Une autre faim est possible », « Notre monde est un fast food » ou « Dernière sortie avant l’abattoir » me sont restés en mémoire. De temps à autre, on y trouvait aussi des éclaboussures et les empreintes sanglantes de doigts et de mains, traces rupestres des derniers homo sapiens sapiens. Quelques cadavres parfois, rarement entiers.
Je ne me suis jamais habitué à ceux des enfants. Aux autres non plus, mais ceux des mômes me serraient un peu plus les tripes.
Je l’ai abattu d’une balle dans la tête. Il venait de se faire arracher une partie du ventre. Une attaque inhabituelle. La première que je voyais de ce type : il était seul, il n’avait pas fait de bruit et il était encore « vivant ».
J’étais en train de jouer au pilleur de tombe dans les réserves d’un supermarché devenu mausolée lorsque je l’ai entendu hurler. Je me suis précipité.
Enfin « précipité » est un grand mot… Je me suis laissé un peu de temps. Un garde-fou. Une vieille habitude de survie. Le courage était un luxe dont j’avais fait le deuil depuis longtemps. De toute façon lorsque le festin commençait, il n’y avait plus aucun espoir. C’était comme ça.
Au bout d’un moment, je me suis rendu compte que cela faisait trop longtemps qu’il gueulait. Ça m’a surpris.
Une fois devant lui, j’ai immédiatement compris que sa mort allait être dégueulasse. Longue et dégueulasse. Ses yeux me suppliaient – c’est du moins ce que j’ai voulu croire – de ne pas écouter les appels à l’aide qu’hurlait sa bouche et de mettre fin à tout ça.
Il gémissait dans l’odeur de merde chaude qu’exhalait la déchirure d’où s’échappait un ruban d’intestins que ses mains tentaient de retenir. Face à ce que j’avais déjà vu, on pouvait dire qu’on ne l’avait que picoré. C’était vraiment inhabituel.
Étaient-ils enfin repus ? Cette pensée m’a fait sourire. C’était absurde. La grande dévoration ne s’arrêterait qu’avec le dernier humain.
L’hiver se finissait, le sol n’était plus gelé. Ça a été plus facile. Cela m’aurait embêté de le laisser là, au milieu des herbes folles, exposé à la vue de tous. Encore une expression qui n’avait plus de sens : « tous ». C’est con mais de le laisser, là, le ventre ouvert, j’aurais trouvé ça pornographique.
J’ai récupéré son sac à dos, ses provisions et un ou deux trucs qui pouvait m’aider à survivre. Ce qui, entre nous, est une putain de mauvaise habitude. À croire que je m’étais accoutumé à ma dose quotidienne de souffrance et de désespoir.
La vie est une drogue dure.
C’était le dernier être humain que j’avais croisé depuis des mois. Peut-être étais-je le dernier ? Peut-être étais-je une légende ? J’avais trouvé le roman très bon.
Il me plaisait beaucoup moins maintenant.
La catastrophe avait commencé quelques années auparavant. Combien ? Ça aussi, je l’ai oublié. Je ne suis même plus certain que cela fasse des années… On perd vite l’habitude de compter le temps qui passe. C’est un raffinement de prédateurs – les proies n’en ont ni l’utilité, ni l’envie.
Le CERN avait initié une série d’expériences pour détecter d’autres dimensions. Les articles que j’avais lus disaient que des preuves expérimentales bouleverseraient nos conceptions de l’Univers, qu’il faudrait réécrire tous les livres de philosophie et toutes les doctrines religieuses. Ils ne savaient pas à quel point ils allaient avoir raison. Mais rien n’allait être réécrit. Il s’agirait d’un effacement. D’une gigantesque tabula rasa.
Les premières expériences avaient eu lieu en novembre. Sous les massifs suisses, le LHC, le super collisionneur, avait déployé toute sa puissance. Dès la première semaine, des informations étranges avaient filtré : la Suisse, aidée par les forces armées françaises et allemandes, avait mis en quarantaine la zone autour des laboratoires du CERN. Sur les réseaux sociaux, les hashtags s’étaient mis à fleurir : #GordonIsAlive, #BlackMessa, #HalfLifeIRL. Très amusant. Je les avais moi aussi utilisés. Je me souviens d’un nombre impressionnant de mèmes. La dérision 2.0, si brillante, si intelligente… Le permanent petit rictus moqueur des réseaux sociaux et de l’opinion connectée s’étalait sur les écrans. Il y avait encore de l’électricité, on avait raison d’en profiter.
C’était une époque où certains voulaient « augmenter » la réalité, ils la trouvaient sans doute trop fade. Mais les choses allaient changer. La réalité allait être augmentée et bien au-delà de nos espérances.
Les chaînes d’informations avaient bien envoyé quelques équipes, qui avaient filmé des checkpoints gardés par des fantassins en kaki, deux ou trois camions militaires et des équipes de décontamination en combinaisons blanches. On aurait dit le décor d’un épisode d’X-Files dont on annonçait le retour pour l’année suivante. Les peuplades médiatiques avaient entamé leur rengaine indigente jusqu’à la conférence de presse du CERN et des autorités suisses : « problème de contamination mineur », « mesures de précaution », « rien à craindre », « situation sous contrôle », « salut et bonjour chez vous ». Novlangue des situations de crise, sérénité des autorités compétentes qui avaient rassuré. Un temps.
Les premières images de la danse macabre enluminèrent nos écrans un mardi. Ça aussi, je m’en souviens encore. Je me souviens de ce moment avec une précision quasiment numérique : l’odeur du café que j’étais en train de boire, la couleur du mug, la texture des mailles du vieux pull que je portais, la douceur d’une après-midi de congés que j’allais consacrer à ne rien faire, le jeu auquel je jouais sur mon smartphone – The Last Door – ainsi que la mélodie du jingle juste avant que je relève la tête pour regarder le visage du journaliste annonçant que « de nouveaux évènements » s’étaient déroulés en Suisse. Sans oublier ce logo criard « CERN incident ». Anglicisme pesant du breaking news à la française.
Le bellâtre en plan cravate – avec l’inévitable bon goût fade de son costume et de sa coupe de cheveux – annonça un duplex.
Léa Laundry, envoyée spéciale de la chaîne, débita son speech, un truc bien formaté, bien pro : « Bonjour, Patrick, je me trouve devant la zone de sécurité qui entoure le site du CERN depuis l’étrange incident de la fin de semaine dernière. Selon ses responsables, les opérations de réparation et de décontamination devaient continuer encore quelques semaines. Mais depuis une heure, un nombre important de camions militaires et d’hommes sont entrés dans la zone. Nous avons aussi vu des ambulances arriver sirènes hurlantes… »
En arrière-plan, on distinguait des militaires qui gardaient un point de contrôle. Leurs uniformes tranchaient sur le vert tendre des pelouses. Ils semblaient nerveux. Leurs mains ne quittaient pas leurs armes posées en travers de leurs poitrines.
Et puis, l’un d’entre eux décolla, littéralement.
La reporter se retourna. Son cameraman cadra immédiatement la scène. Le soldat ressemblait à un pantin. Il hurlait et se débattait. Ces cris cessèrent lorsque que son corps se déchira en deux morceaux. Comme un simple bout de papier. Je revois encore la guirlande d’intestins s’abattre sur l’un des militaires projetés au sol. La partie inférieure du corps retomba tandis que l’autre moitié restait dans les airs, quelques entrailles encore accrochées fouettant le vide. Un hochet sanglant agité par quelque chose. Les hurlements de la journaliste et de son caméraman remplacèrent ceux du militaire. Les soldats se mirent à tirer vers la moitié de leur camarade gigotant à quelques mètres au-dessus d’eux. Les claquements secs des fusils-mitrailleurs s’ajoutèrent à la bande-son. Ils tiraient en hurlant, on le voyait. Ils étaient terrorisés et criblaient le corps mutilé et le vide de leurs balles.
Nous vîmes alors une partie du corps suspendu disparaître, puis une autre et encore une autre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à voir.
La journaliste n’arrêtait pas de parler, elle déblatérait un flot de paroles hystériques qu’évidemment personne n’écoutait : elle apportait juste son écot à l’atmosphère de démence qui se dégageait de la scène. Brusquement il y eut un écœurant bruit humide de déchirure, des cris plus forts car plus proches du micro, une projection d’un liquide sombre sur l’objectif, d’autres cris encore puis la stridence du faisceau de communication rompu.
L’insipide présentateur réapparut. Livide, hébété, cherchant du regard de l’aide, portant inconsciemment la main sur son oreille sonorisée. Il bredouilla un ridicule : « Léa… Léa, nous ne vous entendons plus… Comment allez-vous, Léa ?! » Il essayait de conjurer le sort, c’était humain. Léa et son caméraman anonyme étaient évidemment perdus. Réduits en charpie ou courant comme des déments vers leur véhicule, vers l’hypothétique protection des militaires.
Nous allions bientôt tous les imiter.
L’affolement médiatique fut immédiat et mondial. Mouvement perpétuel des images analysées, décomposées, disséquées. Début de l’hystérie des foules et des explications embarrassées – et fumeuses – de toutes les formes de pouvoir plus ou moins atteintes par la déflagration.
Plus tard, on apprit que la ville de Genève, à quelques kilomètres des laboratoires du CERN, avait été le théâtre de nombreux massacres. Les témoignages et les caméras des smartphones décrivirent des scènes de corps projetés, déchiquetés et « dévorés » à grandes bouchées invisibles. À chaque fois, la pantomime déchirante des corps avait lieu au milieu d’un attroupement, d’une concentration d’hommes et de femmes. Ça, je l’ai vite remarqué. Et je n’ai pas été le seul.
En moins d’une semaine, l’archipel urbain mondial fut ravagé par ces prélèvements violents. Homme, femme, enfant sans aucune logique ni de sexe, ni de couleur de peau, ni d’âge. Faibles ou puissants, riches ou pauvres, tous furent mis en pièce dans une parfaite égalité. Que ce soit derrière des murs épais ou en pleine rue, dans les transports urbains ou en voiture, des corps furent saccagés par centaines de milliers.
Les théories du complot entamèrent leur farandole. L’irrationnel était revenu à la mode. Certains préférèrent plutôt confier leur destin à des spécialistes : les lieux de cultes connurent une affluence record.
Je me souviens de cette jeune fille – elle était belle – dont j’avais croisé le regard étonné juste avant qu’un cercle bien net, gros comme une assiette, ne s’ouvre dans son abdomen. C’était comme un hublot sur ses entrailles. Elle poussa d’abord un petit cri de surprise puis elle se mit à hurler au moment où ses tripes étaient aspirées et disparaissaient à travers ce cercle comme si on lui avait enfoncé dans le ventre la buse invisible d’un aspirateur. Elle tenta de porter les mains à son abdomen mais celles-ci ne l’atteignirent jamais. Elles buttèrent contre une masse invisible à laquelle le positionnement des doigts donnait une forme cylindrique. Puis la jeune fille entama une danse de Saint-Guy à quelques centimètres au-dessus du sol. La foule formait un cercle autour d’elle, statues de sel figées par la terreur. Au bout de quelques instants, ses cris diminuèrent, des bulles de sang bouillonnaient et éclataient sur ses lèvres. Son calvaire s’acheva lorsque son corps se brisa en deux, dans un angle qu’il n’aurait jamais dû prendre. J’espère encore aujourd’hui qu’elle était déjà morte lorsque ses talons allèrent cogner sa nuque et que son corps disparut dans l’invisible suçoir.
Il ne resta d’elle qu’une flaque de sang et d’humeurs dans laquelle trempaient quelques morceaux de chair et une chaussure. Nous nous mîmes tous à courir, en beuglant comme des animaux qu’on emmène à l’abattoir.
C’est d’ailleurs ce que nous étions devenus.
Durant cette phase des « grandes boucheries urbaines » – c’est en ces termes qu’un type que je croiserais plus tard qualifia cette période – la panique tua autant que les quelques choses affamées qui festoyaient sur les boulevards.
Cet homme, historien de profession ou se prétendant comme tel, tenait une chronique des événements. Il m’avait dit : « Tant que nous écrivons notre histoire, nous existons. Notre mémoire nous est aussi vitale que l’air que nous respirons. » Et nous n’étions plus si nombreux que cela à respirer, si j’en croyais le nombre déclinant des autres déchus de la chaîne alimentaire que je croisais de temps à autre.
Je ne l’avais côtoyé que quelques jours. J’avais fait une halte dans la bibliothèque dévastée qu’il avait choisi de hanter. J’avais aussi pris quelques livres. J’ai toujours aimé lire. Même maintenant. Malgré tout le reste. J’ai semé des livres durant toute mon errance. Le nomadisme n’est pas un sport de bibliophile.
D’ailleurs la première victime, ce soldat en Suisse, avait fait tinter quelque chose dans ma mémoire de lecteur. La révélation m’était venue durant la soirée de cette première journée de fin du monde : Abdul al-Hazred. « L’arabe dément », auteur du Necronomicon.
Dans son Histoire du Necronomicon, Lovecraft décrivait la mort d’al-Hazred au IXème siècle : attaqué et mis en pièce au milieu de la foule par une créature invisible. Internet existait encore, les grands réseaux de télévision aussi, et nous avions été nombreux à faire la relation. Ce fut le début de théories délirantes autour de la cosmogonie créée par Lovecraft et ses continuateurs. La terreur ouvrait une fenêtre de tir à la ruée vers les délires mystiques. Des gourous sortirent de l’ombre, les ouvrages d’HPL s’arrachèrent. Consécration posthume démente pour le reclus de Providence. J’ai trouvé plus tard des temples grossiers à la gloire de Cthulhu et des Anciens. J’ai aussi trouvé des traces de sacrifices sur ces minables autels abandonnés.
L’Humanité se jeta dans la recherche de toutes les explications possibles, avec son cortège de stupidité criminelle et de violence absurde. La civilisation s’écroula dans un chatoyant camaïeu d’horreurs – certaines bien humaines – et de peur panique. Survivre allait bientôt signifier combattre, combattre ses semblables souvent plus dangereux que les quelques choses.
J’avais lu beaucoup de roman de science-fiction qui décrivaient la fin de monde, et je ne me faisais que peu d’illusions sur mes semblables. Je n’aurais pas dû être surpris mais la vitesse avec laquelle l’Humanité et ses structures sociales, technologiques et politiques s’écroulèrent me stupéfie aujourd’hui encore. Les quelques choses nous avaient frappés là où était notre force en tant qu’espèce. L’Homme avait colonisé et dominé la planète, résisté au pire, parce qu’il est – était – un animal social.
Nous avions tous compris que les concentrations humaines les attiraient. Au milieu des carnages, il y eut un exode urbain massif, associé à une débandade totale de toute forme d’organisation étatique lorsque le Président des Etats-Unis se fit littéralement ouvrir en deux, et avec lui quelques dizaines d’ambassadeurs, ministres et de secrétaires d’état lors d’une réunion de l’Assemblée Générale de l’ONU. Le tout en mondiovision et en technicolor. La cerise sur le gâteau de merde que nous allions avaler.
Nyarlathotep, le chaos rampant, avait pris le contrôle… Je dois bien ce petit hommage à Lovecraft – qui se souvient de lui maintenant ? – il aurait pu écrire le récit de cette fin innommable du règne de l’Homme sur cette planète. Les horreurs cosmiques nous suçaient l’âme et toute la viande qui l’entoure.
Le fait que les animaux soient épargnés par ces carnages renforça l’idée d’une sorte de chasse à l’Homme, nécessaire à l’affirmation du pouvoir des nouveaux maîtres de monde. Évidemment, il y en eut bien quelques-uns qui tentèrent de les vénérer et de mendier leur survie, au besoin en offrant certains de leurs semblables en holocauste – comme si le genre humain ne pouvait s’empêcher, même dans ses derniers instants, d’être décevant.
Ils furent eux aussi mis en pièces après consommation des offrandes. J’ai assisté à l’un de ces spectacles, un soir d’été – sans doute le jour du solstice – derrière mes jumelles. À la lisière d’une grande agglomération, ils avaient dressé trois grands bûchers qui éclairaient les poteaux où étaient attachés des hommes, des femmes et trois enfants. L’un des prêtres improvisés s’était mis à lacérer les sacrifiés avec un grand couteau – sans doute pour les faire hurler et les attirer – pendant que les autres se prosternaient en silence mais avec de grands gestes obséquieux. Ça avait été une boucherie.
Les voies digestives des nouveaux seigneurs étaient décidément impénétrables.
Avec tous ces carnages, les Hommes comprirent que toute communauté de plus de quelques personnes les attirait trop facilement.
L’unité de base de la communauté humaine se réduisit à cinq ou dix personnes, rarement plus, et les plus éloignées les unes des autres possible. L’humanité n’eut, cette fois encore, besoin que d’elle-même pour franchir un nouveau stade de son annihilation : la peur de devenir des proies amena certains à chasser, voire à faire disparaître tout groupe s’établissant trop près du sien. Nombre de dépouilles en témoignent encore au détour d’une habitation abandonnée ou d’un fossé. Nos sociétés urbaines et policées disparurent si rapidement, si violemment… Impossible de maintenir l’activité d’une centrale électrique, d’un hôpital, d’une usine… Certains essayèrent. Cela ne dura jamais longtemps.
La fin débuta en novembre. Ce fut malgré tout une « chance » : les céréales avaient été semées dans les grandes plaines agricoles. Le printemps et l’été connurent leurs derniers grands champs de blé ; avec quelques élevages, ils nous permirent de subsister. Difficilement, douloureusement, mais encore un peu. Nous entamâmes un pittoresque retour vers le passé : aucune machine, tout à la force du poignet, lupem-prolétariat à la portée de tous.
Je vivais dans un pays industrialisé, dans une économie tertiarisée, mondialisée, où la production de biens était en grande partie délocalisée, déléguée à des masses laborieuses moins coûteuses. Les diplômés du supérieur font de piètres maçons, d’exécrables menuisiers et de foutus mauvais agriculteurs. On se mit à crever à la manière médiévale : famine et maladies pour tout le monde. Les enfants furent les premiers à partir : ils n’avaient pas été vaccinés, contrairement à leurs parents.
Je doute que les pays du Sud s’en soient mieux sortis… Les réseaux de communications, eux aussi, devinrent des légendes que les parents racontaient en chuchotant à leurs enfants hâves et crasseux, grelottant de froid dans leur taudis à la campagne.
Au fond, ce qui nous annihila fut le silence. Plus de chant, de rires ou de discussions. Quelques borborygmes, des signes et des regards. Les enfants jouaient en silence, pleuraient en silence. Un silence déchirant, inhumain… Le silence est toujours inhumain.
Comment je m’en suis sorti ? La question est légitime. Je me la pose encore. La chance, sans doute un métabolisme plus résistant que la moyenne et peut-être un instinct de survie développé. J’avoue que j’en suis le premier étonné. Dès le début des grandes boucheries urbaines, j’ai investi dans de l’équipement de survie. J’ai commencé mon périple avec un camping-car que j’avais acheté d’occasion avant la panique et l’écroulement du système monétaire. J’ai tenu quelques mois, puis le gasoil se fit rare. De toute façon, le camion devenait encombrant et un appeau à connards : j’en ai amoché – ou pire – quelques-uns, de ces émules de Mad Max qui voulaient me le voler. Cela devenait fatigant.
Je n’étais pas un de ces paranoïaques de survivalistes, loin de là, mais j’ai compris quelque chose : le chasseur-cueilleur allait faire un comeback retentissant. L’époque n’était plus à la sédentarisation et au collectif.
Pourquoi l’ai-je compris dès le début ? Je m’en fous un peu en fait. Personne ne m’en a jamais fait le compliment, ni la remarque. Même moi, je ne suis pas certain d’apprécier ce trait d’intelligence, cette fulgurance de mon intellect. Après tout ce que j’ai vu, le génie humain me parait tout aussi douteux que le slip que je porte depuis bien trop longtemps.
Ces derniers temps avec David – c’est comme cela qu’il s’appelait, David – nous ne croisions plus grand-monde sur les routes. De vivant et d’entier, s’entend. L’Homme s’effaçait doucement, il devenait lui aussi invisible.
On s’était approchés de quelques villes, jamais trop près, mais assez pour voir si quelque chose bougeait encore et récupérer une ou deux miettes utiles de civilisation. Et, le phénomène s’était fréquemment reproduit, on sentait comme une onde, une vibration qui en émanait. C’était suave et en même temps âcre.
Je sais, tu dois penser que je suis dingue, que la solitude et l’errance ont mis ce qu’il restait de mon psychisme à genoux. Tu n’as peut-être pas tort car je te parle alors que tu n’es que mon reflet crasseux dans un miroir tout aussi crasseux. Mais je l’ai ressenti, et David aussi.
Cet appel était presque hypnotique, surtout la nuit lorsque le cœur de ces agglomérations émettait une faible lueur semblable à celle, si ancienne maintenant, des tue-mouches électriques dans les boucheries. David s’était posé une question : était-ce le signe que nos anciennes ziggourats étaient désormais occupées par d’autres habitants ? Mais ce pouvait être tout simplement les feux follets nés de la décomposition des milliers de corps qui pourrissaient tranquillement.
Néanmoins, comme des insectes à l’atavisme stupide, nous revenions régulièrement près des villes. Une sorte de nostalgie perverse de la puissance de notre race avant qu’elle ne devienne un buffet à volonté.
Les dernières fois où je me suis approché d’une agglomération la nuit, d’étranges nuages les surplombaient : des masses cotonneuses, comme éclairées de l’intérieur par des éclairs, des flashs de lumières couvrant toutes les nuances du bleu, mais sans le grondement d’un quelconque tonnerre. Je pense qu’un nouveau stade est en train d’être atteint. Mais lequel ?
Mais ça ou autre chose… qu’en avait-on… qu’en avais-je à foutre, après tout ? Savoir le pourquoi de tout cela… J’en avais eu longtemps le désir. C’était une motivation comme une autre. Je suppose que mon inconscient réclamait un objectif à atteindre pour ne pas s’effondrer. Je griffonnais dans de petits carnets tous les « indices » que je pensais trouver. La moindre piste, le plus petit bout d’information sur le pourquoi et le comment… Et tu veux savoir ce que j’ai compris ? L’incroyable vérité ? Tu veux que je te révèle le Grand Secret, espèce de débris, avec ta gueule de prédicateur de coin de rue ? Tu veux tout savoir, hein ?! La soif de connaissance, cette maladie vénérienne de l’esprit, te démange la cervelle comme les morpions tes pauvres couilles puantes, n’est-ce pas, sombre abruti ?! Eh bien… si tu veux TOUT savoir… c’est très simple. Tragiquement simple.
On s’est fait niquer dans les grandes largeurs. Nous avons joué à Dieu Tout Puissant à coup d’équations et de Boson de Higgs et nous nous sommes pris la réalité de l’Univers dans le cul ! Nous avons joué au Shibari avec la théorie des cordes dans la chambre d’un Multivers qui avait les crocs.
Dieu ne joue pas aux dés, ça c’est certain, il joue aux fléchettes et il vise très bien.
On s’est faits déchirer par des trucs attirés par la méthode expérimentale si rationnelle, si scientifique. On est retournés dans les ténèbres grâce aux idées des Lumières, la brillante ironie que voilà. Diantre que je ris… Putain que je ris !
Au fond, c’était peut-être ce vieux déclassé de Lovecraft qui avait raison.
J’ai déchiré la première page de L’appel de Cthulhu dans la bibliothèque-tombeau de l’historien de notre race de débiles fascinés par le côté ludique des allumettes. Tout y est dit, révélé. Je vais, une fois encore, te la relire, pauvre imbécile, comme cela tu comprendras peut-être mieux ce qui devait inévitablement nous arriver :
« Ce qu’il y a de plus pitoyable au monde, c’est, je crois, l’incapacité de l’esprit humain à relier tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île placide d’ignorance, environnée de noirs océans d’infinitude que nous n’avons pas été destinés à parcourir bien loin. Les sciences, chacune s’évertuant dans sa propre direction, nous ont jusqu’à présent peu nui. Un jour, cependant, la coordination des connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur le réel et sur l’effroyable position que nous y occupons qu’il nous restera plus qu’à sombrer dans la folie devant cette révélation ou fuir cette lumière mortelle pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel obscurantisme. »
Il avait raison, ce vieux connard sentencieux. Il avait tellement raison.
Maintenant, je vais sortir et te laisser crever de peur dans ces chiottes délabrées. Je vais me mettre à gueuler au milieu de cette autoroute abandonnée. Je vais gueuler jusqu’à ce qu’ils me trouvent. Je vais arrêter, moi, de me terrer, je vais me débarrasser de cette humilité de ver de terre qu’ils nous ont imposée par leur appétit dégueulasse. Je vais leur vomir à la gueule mon mépris pour leur lâcheté de prédateurs invisibles.
Je vais pouvoir crier, hurler.
Enfin.

Pâte à foutre

« Le Gouffre. J’ai longtemps cru que cette backroom clandestine chlinguait la rumeur, la légende urbaine, un folklo de l’Underground parisien. À moi de vérifier. »
J.Zarca, Paname Underground, Éditions Goutte d’or, 2017

A l’origine de cette nouvelle, il y a un roman, celui de Johann Zarca, Paname Underground. Prix de Flore 2017. Le Gouffre est devenu un objet littéraire que son créateur laissait à tous ceux qui voulaient se l’approprier. Reste à eux d’en faire quelque chose. De regarder au fond du gouffre.
Bien au fond.
« fo pa y alé »

Avertissement : cette nouvelle contient des scènes de violences (physiques, sexuelles, psychologiques entre autres) justifiées par le contexte fictionnel. Ne la lisez pas si cela peut vous atteindre.

– Eh Édouard ! Tu m’écoutes ? Ne t’endors pas…

Il secoua du bout des doigts l’épaule nue ornée de brûlures de cigarettes. Une croûte opaline de sperme raidissait quelques mèches de la nuque.

– On va peut-être devenir amis. J’aime bien parler… et c’est mieux avec quelqu’un.

Un murmure faible et indistinct, sans doute une supplique, s’extirpa de la forme recroquevillée à côté de laquelle il était assis. Il sourit.

– T’es cool.

La techno hardcore, les cris, les hurlements et autres gémissements étaient moins forts ici, dans la niche. C’était comme cela qu’ils appelaient le réduit aux murs de béton où il vivait. Le néon fatigué clignotait de temps à autre en bourdonnant. Un vieux matelas collectionnant la majorité des fluides et sécrétions humaines possibles – entre autres choses – était posé dans un coin comme un cliché dans un mauvais polar.

Il y était assis, Edouard posé à côté, sur le sol. Les autres avaient passé une partie de la nuit à jouer avec mais ils s’en étaient désintéressés. Il en avait profité pour le ramener chez lui. Édouard ne gueulait plus, elle ne réagissait plus assez “la pâte à foutre” comme ils disaient.

Le dernier qui l’avait baisé – un gros black balafré – avait gueulé : “Putain les gars ! Vous faites chier ! Il faut y aller mollo… Il a même pas tenu la nuit. Je le finis mais on dirait que je baise un traversin. Fais chier… Merde…”.

Et il avait éjaculé en grognant. Puis, à son habitude, il avait sorti son rasoir et fait une petite entaille dans le creux des reins. Il aimait bien marquer son territoire. “Comme ils font dans les westerns, les pistoleros, sur la crosse de leur flingue.”

Il l’avait entendu raconter ça une fois, au début, quand il était arrivé.

– Tu sais, j’en ai cinq, des marques de ce fils de pute. Comme sur un mur de prison. Il m’aimait bien. Au début, lorsque je suis arrivé… Je n’étais pas encore la serpillière.

Il regarda longuement le mur en face de lui. Le coffrage avait laissé l’empreinte des veines du bois dans la masse. Il aimait bien contempler les courbes, les ondulations. Ça le faisait voyager. Elles étaient placées juste au dessus d’un tas de fringues douteuses au couleurs vives. Des fringues d’enfant.

– Tu veux que je te raconte comment je suis arrivé, Édouard ? Ouais ? T’es vraiment un chouette pote, toi. On va bien s’entendre. Tu verras.

Il souriait de toutes ses gencives. Un sourire sincère se traça sur son visage. C’était dégueulasse mais sincère.

– C’est Tony qui m’a ouvert les portes du Gouffre. Ouais, c’est comme ça que ça s’appelle ce merdier. Y te l’on dit avant de jouer ?

Un peu de merde et de sang avait coulé sur le béton, sous les fesses du copain.

– T’inquiète pas. C’est rien. Je nettoierai. C’est pas pour rien qu’on m’appelle la Serpillière ici.

Il y avait une certaine fierté dans le ton. Une fierté de balai, de brosse à chiotte, une fierté d’objet mais qui a conscience de son utilité. Même à ramasser la merde et le sang – et ce n’était pas la seule chose qu’il ramassaient et faisait disparaître ici.

– J’ai merdé… C’est parce que j’ai merdé que je me suis retrouvé ici.

Il soupira et se mit à se frapper le front du plat de la main comme un schizo de cinéma en murmurant : “Connard ! Connard ! T’as merdé… Connard !”

Il s’arrêta aussi soudainement qu’il avait buggé.

– J’avais du fric, tu sais. J’travaillais dans la pub. Un bel appart, de la chatte à volonté, un peu de coke… Je fréquentais même des people. J’te jure. Ardisson, tu connais Édouard ?

Il baissa la tête, détaillant ses mains calleuses et sales. Les ongles rongés jusqu’au sang. Le reste de fringues un peu classes qu’il portait en était un vestige de cette vie. Trouées, puantes et crasseuses mais encore là pour le lui rappeler.

– J’aimais bien Natalia. Elle était jolie. Si tu avais pu la voir… c’était une pute bien sûr, mais une pute de luxe, attention ! J’avais les moyens, Édouard.

La flaque s’était un peu agrandie.

– Tony… pas son vrai nom, ce con, comme toutes les racailles de son genre, admirait Tony Montana… Un Yougo, sans doute un ancien chien de guerre des années 90. C’était son mac. Elle l’appelait “son fiancé”… Elle était un peu conne, Natalia. Ou alors elle se mentait pour tenir le coup…

Un putain de cri venait de percer les murs. Il savait pourquoi. Il y avait eu une livraison hier. “Une punition”, elles avaient dit les trois meufs qui avaient amené le type. Elle lui avait déjà entamé un peu la gueule mais pas trop.

– Il y a des punis volontaires ici de temps en temps, tu sais ? Une sorte de séjour thalasso du masochiste… Mais pour celui là, non, c’est de la bastonnade à coup de teubs qu’elles voulaient.

Il rit de sa formule. Comme d’une bonne blague.

– L’une d’elle, la chef, était impressionnante. Pas physiquement, non. Mais par sa façon de vous regarder, de bouger, de parler. Dangereuse, très dangereuse. Elle avait un surnom bizarre : “la Hyène”. Il lui allait bien. Elle a dit qu’il devait être “puni dignement cet enculé”. Elle avait ajouté : “Et comme au niveau enculade, c’est un peu la Mecque, ici. On vous l’offre.”

Édouard se tut, un instant. Il avait les yeux dans le vague. Le sourire du comité d’accueil n’avait laissé que peu de doute sur le niveau de qualité des prestations.

– Elle avait ajouté : “Monsieur aime la domination sur des femmes. Non consentantes, bien sûr. Hein, crevard ?!” Elle lui a collé un coup de pompe dans les côtes. Il était bâillonné et un bandeau l’aveuglait. Il a gueulé comme il a pu. Et elle a ajouté : “Comme Alice, mon grand. Tu vas passer de l’autre côté du miroir en tombant dans le gouffre.”

Il renifla et se gratta nerveusement la nuque.

– Ils se sont marrés. Pas sûr qu’ils aient tous compris mais si Patrick rigolait, ils suivaient. Il s’agenouilla et lui dit, avec son putain de sourire de détraqué : “Nous ne sommes pas des lapins blancs mais nous avons le temps, nous. On va bien te soigner.” Étonnant comment ce mot pouvait sonner immonde dans sa bouche…

Reniflements et ongles qui ravagent sa nuque.

– La fille leur avait filé un gros paquet de coke en leur disant : “Je le veux vivant. Je le récupèrerai dans trois jours. Prends des photos, je connais des filles qui vont apprécier. Puis il ira faire des excuses en personne. Hein ?! Monsieur l’enculé en puissance.” Elle lui a collé un autre coup de Docs dans les côtes. “Vivant, vous avez compris ? Pas d’emportement. Vous me l’attendrissez. Si jamais il canne, je crame votre repaire de tordus aux keufs et aux journalistes. Compris ?” Ils ont compris crois moi. C’est une pro. Même cette bande de salopards semblait avoir peur d’elle.

Un cri retenti, encore un autre, de la même voix. Elle commençait à se briser cette voix. Édouard s’interrompit. Il ferma les yeux et déglutit.

– On est le deuxième jour de la punition. Ils avaient parlé d’une “soirée cendrier et plaisir canin” pour lui.

Réprimant un frisson, il reprit son histoire.

– J’aimais bien la baiser façon bondage. Tu aurais vu son cul bien saucissonné, une merveille. Putain, c’était beau…

Autre cri.

– Il prend cher le dominateur de ces dames. Heureusement que je l’ai bien retapé dans la journée celui là. Sinon il ne tiendra pas… Et tu crois que j’aurais un “merci” ? Ouais, j’t’ai pas dit : je ne fais pas que le ménage ici, j’entretiens le matos. Ils ont toujours un ou deux Édouard sous la main ici. J’ai une pharmacie et je me débrouille plutôt bien. Je fais même un peu de couture.

Il sourit, un peu.

– J’ai aussi des Tampax…

Il observa la flaque.

– Tu m’as l’air d’en avoir besoin. Je vais t’en mettre un avant que tu salopes trop le carrelage.

Il se dirigea vers une vieille armoire métallique. Un vieux vestiaire d’usine.

– Attends… Bouge pas…

Il l’avait mis sur le ventre. L’autre gémit un peu.

– J’les prends avec applicateur, c’est plus facile. Voilà. Bouge plus…. C’est bon.

Il jeta la coque de plastique couverte d’hémoglobine, de sperme et de vesces dans un gros sac poubelle noir près de la deuxième porte, celle du fond, sur laquelle quelqu’un avait écrit à la craie : “Recyclage”.

– Je te soignerai le fion, t’inquiète. Y a pas de honte à avoir. Entre potes, faut pas de fausse pudeur. P’t’ête même que tu me suceras. Ou moi. On ne sait jamais… ça se fait entre copains, tu sais.

Un petit rictus bien gerbant modula sa voix lorsqu’il ajouta.

– De toute façon, si tu veux bouffer et des cachetons pour moins souffrir, tu feras ce que je demande.

Il lui tapota la hanche.

– Mais je suis pas comme ces salopes. J’utilise du lubrifiant. J’aime pas quand ça crie. Et, bordel, c’que j’ai pu gueuler au début…

Il se frappa à nouveau le front comme un schizo de série Z.

– Désolé… Faut que je finisse mon histoire. Tu veux connaître la suite, non ?

Le battement lointain des Bpm lui tint lieu de réponse.

– T’énerve pas Édouard. Je continue. Je continue. Donc un soir, j’avais réservé Natalia. Un créatif de l’agence m’avait trouvé une “coke d’enfer” – ce petit bâtard – et je voulais inaugurer les nouveaux équipements en cuir et chrome. Des merveilles, tu peux me croire.

Il renifla, se gratta nerveusement le bras, une sueur malsaine faisait luire son visage grêlé. Il sortit une pince à cheveux de sa poche et replaça la mèche grasse barrant son front.

– Le viagra… Faut pas le mélanger à la coke, Édouard. Promets moi que tu ne le feras jamais, hein ? Fais pas le con avec ça… jamais.

Il fixait intensément l’empreinte des planches dans le béton.

– Je voulais la baiser correctement. C’était une question de rapport qualité-prix, tu comprends. Elle coûtait cher, Natalia. Baisait bien, faut dire… J’ai un truc qui a dû lâcher là haut.

De l’index, il se cogna la tempe. Retour du schizo.

– Me souviens de rien… mais je l’ai massacrée la petite. Putain… Un vrai carnage. Les voisins ? Non… j’avais fait insonoriser la pièce. J’étais devenu Bateman. Cet enfoiré de Patrick Bateman ! Mais en plus con… Beaucoup plus con !

Nouvelle séance de flagellation du front. Plus violente, cette fois.

– J’étais couvert de sang… un vrai Tampax humain… Et tu sais c’que j’ai fait ? Hein ? Tu sais c’que j’ai fait ? J’ai pris le reste de coke et j’ai appelé Tony. Ouais ! Voilà c’que j’ai fait !

Il gueulait sur le tas de chair, de plaies et d’ecchymoses.

– Quand il est arrivé avec ses deux mastards. Il a voulu savoir pourquoi je l’avais appelé. J’avais rien dit. Je lui ai montré la porte de la chambre. Lorsqu’il est revenu… son regard… Je crois qu’elle ne mentait pas Natalia, c’était son fiancé.

Reniflement et rictus nerveux étaient devenus des ponctuations.

– Il m’a mis une droite. Une seule. Il a arrêté les deux pitbulls qui allaient me massacrer par réflexe. J’avais son pied sur la gueule. Il a décroché son portable. “J’ai un truc pour vous.” Lorsqu’ils m’ont sorti du coffre, il faisait nuit. J’ai traversé le terrain vague. Tu l’as vu Édouard ? Peut-être pas… si t’avais les yeux bandés, c’est que t’as une chance de sortir. Même si je préférerais que tu restes… Enfin, moi, je l’ai vu le terrain vague, les débris, la porte… Ils m’ont balancé au pied d’un groupe de mecs. Tony a dit : “Il doit souffrir. Longtemps. Beaucoup. C’est une merde, traitez le comme une merde, ce fils de chien. Doit pas sortir d’ici.” Voilà ce qu’il leur a dit.

La bâche qui servait de porte donnant sur la backroom s’entrouvrit. Une main, dans une mitaine de cuir clouté et une voix : “Serpillière ! Bouge toi. Y a du ménage à faire. Ramène la punition au chenil. T’as du taf, pustule !”

Il se leva et se précipita. Il regardait vers le sol. Il s’était voûté comme pour être le plus près du sol possible. Ne pas être vu, ne pas faire de vagues. N’être plus rien. Lorsqu’il revint. Édouard avait tenté de s’asseoir contre le mur. Il s’était évanoui. À nouveau.

– Désolé. J’ai été un peu long. J’ai dû toutes les enlever avant de le mettre dans la cage. Font chier…

Il s’arrêta.

– T’as bougé ? Tu as froid ? Faut dire qu’t’es à poil…

Il prit la couverture sur le matelas et en couvrit le débris.

– Des dizaines d’aiguilles. Ils appellent ça “la poupée vaudoue”. T’imagines pas où ils s’amusent à les planter.

Il se lava les mains dans un seau, à côté du sac poubelle.

– L’a pas eu droit au “cendrier”… Ce sera pour demain… ce sera son cadeau de départ. Par contre, il a eu droit à Igor, le Danois… C’est pas la nationalité, c’est la race.

Il se laissa tomber sur le matelas. Il gifla la forme affalée à côté de lui.

– Oh ! Édouard ! T’es avec moi ?! Faut que j’finisse mon histoire. C’est important pour la complicité, l’amitié, tout ça. T’as soif ?

Les yeux s’étaient entrouverts ainsi que la bouche. Il l’observa.

– T’as pas l’air d’avoir d’hémorragie interne. Tu saignes pas trop du fion… Je vais te donner quelque chose.

Il se pencha sur sa droite et saisit une petite bouteille d’eau en plastique donnant plus l’impression de sortir du bac de recyclage que des rayons de l’arabe du coin.

Il versa quelques gouttes au travers des lèvres tuméfiées. Les gestes étaient délicats presque maternels.

– Là… Doucement… Bois pas trop vite. T’as encore beaucoup de sang dans la bouche… sans parler de ce qu’ils t’ont fait bouffer.

Il reposa la bouteille.

– Moi aussi… Ils m’ont arraché les dents à la pince-étau. C’est celle qu’ils appellent “Sœur Sourire” qui aime faire ça. Cette salope me l’a fait dès mon arrivée. “Je vais te faire une intégrale, mon chou. Tu verras. Ça glisse mieux. C’est plus confortable”.

Il se tourna vers son compagnon.

– Une femme ? Non, j’pense pas… Il y en a qui viennent mais “Sœur Sourire”, elle, avait une bite. C’est elle que j’ai sucé…la première. Ce goût du sperme et du sang… Ce goût…

Il regarda le plafond.

– J’imaginais pas que ça pouvait autant faire mal une queue. C’est elle aussi qui me l’a appris. Avant les autres.

Les tics nerveux s’étaient accentués. Il se grattait les avant-bras comme un clébard plein de puces.

– Pourquoi je me suis pas barré ? Tu crois que j’n’y ai pas pensé ? Tu me prends pour un con ?

Son regard était à la fois furieux et absent. Il ricana. Ça ressemblait à une mauvaise toux.

– Ces bâtards y m’ont mis une laisse. Une saloperie de laisse. Bien épaisse, bien résistante…

Il regarda ses avant-bras comme si ces yeux étaient équipés de rayon X, il regardait sous l’étoffe tachée des manches de la veste. Armani.

– L’héro… j’ai eu droit à mon premier shoot et à ma première pipe en même temps. Ouais… elle m’a plus baisé la bouche que je l’ai sucée… mais je m’en foutais… me souviens pas de tout d’ailleurs.

Les larmes coulaient.

– Mais ils m’ont montré la vidéo. Tu penses.

Il revoyait sa gueule de taré en plein trip orgasmique avec tout ce sang qui lui tartinait la bouche et le menton. Il tentait même de sourire à la caméra avec, au milieu, cette bite qui allait et venait. Le pire était les rires, les sifflets et les vannes pourries. Il souriait, putain… ce sourire.

– Ils filment de temps en temps… Patrick, il fait dans la vidéo hardcore, dans le snuff. Doit tenir un sex shop… un truc comme ça. Il a une clientèle pour ça. C’est un des plus vicieux celui là. Il aime te voir en chier. Et ce n’est pas qu’une image crois moi. Des trucs vraiment tordus… C’est le plus gros enculé de ces crevures de fiottes !

Il se tut immédiatement. Terrorisé. Il regardait vers la bâche.

– Putain, t’es con ou quoi, Édouard ?! S’ils t’entendent, tu vas morfler… et moi aussi, débile !

Il colla deux pains dans la couverture. Gémissements de ladite couverture.

– Connard… Je devrais te coller tout de suite dans une des cages à pâte à foutre… ça te ferait les pieds. Te faire pisser et chier dessus parce qu’un de ces fils de pute veut s’amuser.

Nouveau coup dans la couverture. Il se mit à se balancer d’avant en arrière en chantonnant un truc impossible à comprendre.

– Désolé, Édouard… J’voulais pas. Tu sais pas encore… tu connais pas les usages. J’t’apprendrai. Promis. Faut qu’on soit ami. Faut pas qu’on s’fâche. T’as raison : pourquoi j’me suis pas taillé ? J’ai le droit de sortir sur le terrain vague de temps en temps… même sur le trottoir. Je fais la sentinelle, j’accueille. Je préviens. J’accompagne. Je pourrais partir…

Nouveau regard vers le béton bas de plafond.

– Évidemment il y a l’héroïne. Ici ils m’en donnent. Mais surtout… j’irai où ? Tu sais pas mais Tony, il s’est arrangé pour que les flics soient prévenus. Pas de tout, non. Pas le corps de Natalia. Juste son sang, partout, dans mon appart. Et avec ma disparition…

Il se moucha dans un vieux bout de Sopalin.

– Je leur dirai quoi : j’ai buté la fille mais ils m’ont transformé en sextoy pour pervers ? Aidez moi, je suis une victime ? Tu comprends… j’peux pas… j’peux vraiment pas…

Ses épaules s’affaissèrent, sa tête suivit le mouvement.

– Et puis il y a ce truc avec le môme… le film… J’voulais pas… mais j’étais chargé… ils m’avaient bien chargé. Ils criaient, m’encourageaient, me menaçaient… ils peuvent te faire mal ici… très mal… alors j’ai fait… putain, j’ai fait ça…

Il pleurait comme on a la chiasse, geignant entre deux reniflements.

– Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?!

Il regardait Édouard étonné et furieux.

– Qu’est-ce que t’as dit, enculé ?! J’ai aimé ça ?! Mais t’es débile ?!

Il était debout. Le visage couvert de morve et de larmes. Il projeta des grumeaux de salive et d’écume lorsqu’il se remit à gueuler sur Édouard, impassible.

– Non, j’ai pas aimé lui faire ça au petit !

Il colla un coup de latte dans la couverture.

– Putain ! Comment tu peux dire que l’héro et le reste c’est un prétexte ?! Qu’au fond, j’aime ça ! Espèce de merde !

Les coups de pieds commencèrent à pleuvoir. Des vicieux, plein de hargne, du talon écrasant plus qu’il ne frappe, de ceux que l’on réserve aux cafards.

– Bâtard ! Arrête de te marrer ! Putain de raclure ! J’aime pas les sucer, ces pédés, ni prendre leur bite dans le fion ! Putain ! Arrête ! Arrête ! Dis pas ça ! Putain ! Dis pas ça ! J’aime pas ici ! J’suis pas comme eux ! Ta gueule ! Ferme ta gueule !

Tirade scandée par l’effort. La couverture se tâchait au son du craquement des cartilages broyés et des os fracturés. Il avait attaqué la tête. Visage en bouillie et éclaboussures sur béton brut. Il s’écroula sur un dernier murmure à peine articulé :

– Pourquoi t’as fait ça, Édouard ? Putain… pourquoi ?

Agenouillé dans le sang et la merde, aspirant l’air à grandes goulées, il reprenait son souffle. Ses cheveux gras, filasses, luisants de sueur et de crasse, pendaient cachant son visage tourné vers le sol. L’odeur de la chair et du sang faisait l’air épais. Scène de massacre dans un réduit.

Il se releva, toujours haletant, et marcha d’un pas traînant vers l’armoire métallique. Ses vieilles All Star défoncées émettaient un bruit spongieux. Il ouvrit un des vestiaires étroit d’ouvrier pour en sortir une feuille de boucher. L’acier était tâché, rouillé seul le fil du tranchant reflétait la lumière. Un fil d’argent.

Une fois devant le corps, il se pencha et le saisit par une cheville, il s’arc-bouta, tirant de toutes forces, se dirigeant à reculons vers la porte du fond.

Il se mit à chantonner de sa voix brisée, sur un rythme absurde, sourire de débile aux lèvres, une comptine :

– Uniquement le travail, sans aucun ami, fait d’Édouard un garçon bien triste. Bien triste, bien triste. Pauvre Édouard, pauvre Édouard.

6- Ceux qui gardent le Ver

Ceci est le dernier épisode de la nouvelle feuilletonnée « Zackary Building, 45 Coffey Street » : vous pouvez lire les autres épisodes ici

Un espace haut, très haut, plus qu’une cathédrale, cerclée sur plusieurs étages de balcons sans aucun garde fou, ni balustrade, chacun desservi par deux portes. Au sommet, de l’espace libre que dessinait en creux les balcons, une croix de Saint André, lourde, massive, maintenue horizontalement par de puissantes chaînes.

Le dernier balcon était celui de l’autel. Un autel comme il n’en n’avait jamais vu. Un bloc de pierre brut sauf sur sa partie haute. Elle était plate. Un lutrin se dressait devant elle. Un livre ancien et épais y reposait.

Soudain un chant s’éleva, ample, profond mêlant passage en latin et d’autres dans une ou plusieures langues inconnues, aux syllabes étranges, vibrantes et âpres.

Le chant liturgique remplit l’espace comme une toile d’araignée. On s’y engluait.

Sur tous les niveaux, les balcons sans balustrades ni garde-fous se peuplèrent d’ombres. Les pratiquants de ce culte – il assistait à une cérémonie religieuse, c’était évident – se répartissaient avec ordre et rapidité.

Le chant allait crescendo faisant vibrer les atomes de tout ce qui constituait ce lieu… ou y vivait. Quelque chose allait arriver. Quelque chose arrivait. Il arrivait.

Il percevait la scène comme un spectateur extérieur, comme un rêveur dans un rêve.

Et puis, il y avait le gouffre. Ce trou béant à la base de cette construction. Les bords irréguliers, déchirés délimitaient un trou dans la réalité. Noir. Profond.

Le chant prenait de l’ampleur, la transe allait vers son paroxysme. Une litanie en latin, – il savait que cela en était, ça lui rappela les messes de son enfance – se répéta encore, encore et encore : “Hic vermi est. Quod ille qui est universum corpus vorat. Et qui revelat mysteria.

Il eut l’impression que son crâne allait exploser. Et le silence se fit. Soudain. Brutal.

Dans un bruit immonde de grouillement, surgit des ténèbres souterraines un gigantesque amas de chair grisâtre composés d’anneaux énormes qui s’élevèrent vers le sommet, vers l’autel.

Un ver, un titanesque ver se dressait au milieu de ce qui était un temple. Alors Ian vit. Au sommet de cette colonne de chair puante, suintante d’ichor noirâtre, il y avait un visage humain. Un homme. Il sut qui il était. Il le sut sans jamais l’avoir vu. Il le savait parce que sa sœur le savait : Ludwig Prinn.

Il avait rejoint le Ver. Il avait choisi de faire corps avec cette entité primordiale pour défier l’éternité et connaître ce que nul Homme ne pouvait connaître.

Et il appelait à venir le rejoindre d’autres Hommes. Il leur disait de venir se fondre avec lui dans Le Vers pour en connaître les mystères, en faire partie, ne jamais mourir mais, plus que défier la mort, s’en absoudre, ils allaient savoir. Découvrir les secrets derrière les secrets.

La connaissance infinie, absolue, dévorante.

Ian voyait. Ian savait. Ian jouissait de sentir la présence du Ver, d’en percevoir l’infinie puissance.

C’était bon.

Sur chaque étage, des fidèles apparurent et s’avancèrent vers l’amas grisâtre qui palpitait.

Et ce qu’il vit, d’abord le révulsa, puis la fascination prit le dessus.

Ce qu’il avait pris pour des bourgeons de chair, des bubons suintants étaient des visages et des corps flottant à la surface de la peau de la créature. C’était comme voir des noyé.e.s sous la glace sale d’un lac. Une glace devenant placenta puis la peau de celles et ceux faisant partie du Vers.

Ce qui suivit fut plus étrange, plus extraordinaire, plus horrible et excitant que tout ce qu’il avait vécu jusque là.

Certain.e.s des adeptes amenèrent sur des chariots mobiles des enregistreurs à bande et des caméras vidéo dernier cri. Une partie s’en équipa et l’autre, s’agenouillant, commença à parler avec les silhouettes flottant dans la chair. Comme des confesseurs de cauchemar, ils écoutaient et parlaient. Chaque mot, chaque expression et mouvement étant enregistré.

Il y avait aussi d’autres adeptes, hommes et femmes, qui se livraient à une autre liturgie. Car ça en était une. C’était évident, c’était palpable. Ils se mirent à faire l’amour avec « ceux qui font partie du tout ». C’est comme cela qu’iels étaient nommé.e.s. Sa sœur le savait donc lui aussi le savait. Et ces coïts ressemblaient à des transes. Les adeptes étaient agité.e.s de convulsions, iels poussaient des cris terribles, déchirants comme le plaisir qui les ravageait. Iels parlaient des langues inconnues, semblaient devenir autres puis s’effondraient inanimé.e.s après le dernier orgasme.

Certain.e.s n’y survivaient pas. Là encore, il le savait. Mais tout était enregistré, filmé et serait étudié et retranscrit. Tout ne serait pas compris, ni décrypté, certaines choses ne peuvent l’être ou le temps de les comprendre n’est pas encore venu mais tout deviendra le matériau composant la bibliothèque de la Fondation Prinn. Une somme de connaissance qui permet à ces membres d’avoir des privilèges que le commun des mortels n’imagine pas ou appelle « magie ». On pouvait mourir, dans les temps anciens, pour avoir ne serait-ce que poser un œil sur une page de ce que contenait la bibliothèque. Mais était venu le temps de la Raison, des Lumières, de la science et la rationalité, il devint le meilleur des abris pour les initié.e.s.

Ian apprenait tout cela dans les yeux de sa sœur, il savait ce qu’elle voulait qu’il sache. L’espace d’un instant, il se demanda ce qu’elle cachait puis il oublia toute méfiance, la moindre trace de doute.

Il revint vers la cérémonie, ses sens repartirent là-bas. Il vit sa sœur et les plus initié.e.s des adeptes, près de l’autel, face au visage de Ludvig Prinn. 

Il ne disait rien mais les fixait, avec dans les yeux, l’expression d’une telle faim qu’il eût envie de fuir, de s’échapper de ce lieu lui semblant soudainement suinter un pouvoir bien trop grand pour les Hommes, bien trop dangereux, bien trop dévorant.

« N’aie pas peur, Ian. N’aie pas peur. »

La voix d’Helen le lava de cette terreur gluante et épaisse qui l’avait pris, elle était apaisante et bienfaisante. Aimante.

Il vit un homme s’avancer. Il était jeune, les cheveux longs. Ian le reconnut. C’était le dernier junky qui avait disparu. Il n’était plus crasseux, ni tremblant sous les tics nerveux, il ne baissait plus les yeux en marmonnant des paroles incompréhensibles entre ses dents noires et branlantes. Il souriait, extatique.

Il souriait toujours lorsqu’on l’attacha à la lourde croix et le hissa au-dessus du Ver, u-dessus de l’extrémité où pointait le visage de Prinn.
Des chants reprirent. Ils disaient, dans une langue qu’il ne connaissait pas mais qu’il comprenait : « Reçois cette chair dans ta chair, ô Dévoreur. Reçois cette lueur dans ta lumière. »
Le corps crucifié était à l’aplomb exact au-dessus du visage humain. Et il psalmodiait lui aussi ce Christ junky en croix.
Prinn ouvrit la bouche. Ce qui aurait pu être ridicule devint démence pure : sa bouche s’ouvrit, s’ouvrit encore au point de déformer son visage, de le distendre jusqu’à quasiment le faire disparaître, à le réduire à des sillons vaguement humain entourant cette bouche-gouffre tapissée de dents nacrées, innombrables et grouillantes.
On descendit le jeune homme dans ce trou mouvant. Et il riait. Il riait comme un fou, comme un Homme ayant enfin atteint le but d’une vie. Il riait encore quand les dents attaquèrent sa chair.

Ian se réveilla en tremblant. Le froid de cette aube new-yorkaise l’avait transi jusqu’à l’os mais ce n’était ça qui faisait trembler ses membres, faisait claquer ses mâchoires et couler ses larmes. C’était bien autre chose.
Il se redressa et s’assit avec beaucoup de difficulté.

Il regarda autour de lui. Il était assis dans un terrain vague au milieu des débris et des détritus, des pipes à crack brisés, de quelques seringues abandonnées – il en avait une, plantée dans sa main, il la retira en la regardant comme si c’était la première fois qu’il en voyait une -, il vit aussi des préservatifs plus ou moins frais dans les touffes d’herbe.
Il fixa quelque chose.
Une porte et il connaissait cette porte.
Il comprit où il était : devant la crack-house qu’il avait longtemps observée depuis sa chambre d’hôtel.
Il voyait la porte en métal, épaisse et couverte de graffitis avec, en son centre, cette trappe carrée qui coulissait pour laisser apparaître une main délivrant la dose. La si précieuse et nécessaire dose.
Il sut que c’était fini pour lui. Qu’il devait partir.
Partir de ce monde, rejoindre les mystères derrière les mystères, fondre sa chair dans une chair plus vaste, plus forte, plus puissante. Rejoindre ce tout palpitant dont il avait vu, ressenti l’infinie magnificence.

Il se dirigea vers la trappe. Il n’y avait plus qu’elle qui comptait, il n’y avait plus que cela qui existait. Il titubait mais avançait, dans des bruits de toux et de reniflements, il avançait. Il ressemblait aux autres, à toutes ces ombres des limbes de la ville immense. Il s’en foutait. Il avançait.
Il frappa.
Les secondes habitées de l’écho métallique de ses coups lui parurent interminables.

La trappe coulissa. Une main blanche, belle et douce – il ne put s’empêcher de penser à l’image d’un lys au milieu d’un fumier – apparut. Elle s’ouvrit et, au milieu de cette paume immaculée, il vit un morceau d’une matière noire, informe et odorante. Il sut qu’il aurait dans sa poche la pipe en verre qui conviendrait.
Il prit entre ses doigts sales et hésitants ce morceau de nuit. Il le leva à hauteur de ses yeux. Il chercha à se rappeler où il avait vu cette couleur, senti cette odeur enivrante et lourde.
L’ichor… l’ichor suintant de la chair grisâtre du Ver.

« Prends Ian. Prépare ta chair et ton esprit. Nous nous reverrons, mon frère. Nous nous reverrons lorsque tu seras prêt à le rejoindre. »
Il bredouilla un « Merci » plein de reconnaissance au milieu des larmes.
Elles couvrirent ses joues, reflétant la flamme du briquet et les premiers rayons du soleil.
« Je t’aime, Ian. »


Il savait que c’était vrai.

5. Intrusion

Il allait devoir pénétrer par n’importe quel moyen dans ce bâtiment. Sa sœur s’y trouvait et ce que ces gens faisaient derrière cette façade d’altruisme et de respectabilité ne lui inspirait que de la crainte.

Il passa la nuit dans une ruelle étroite aussi crasseuse que la couverture et les cartons qui le couvraient. Tous les membres de l’Institut ne quittaient pas le bâtiment le soir venu. Aucun de ceux rentrant chez eux n’étaient importunés ou sollicités par la faune locale. Jamais. Ils se tenaient à distance, les saluant poliment et Ian perçut la crainte sous l’apparent “respect”. Attitude qui n’avait aucun sens pour ceux, comme lui, connaissant le monde de la drogue : un accro au crack ou à l’héroïne ne respectait rien. Ni sa parole, ni ceux qui l’aimaient, ni lui-même. Rien ne comptait en dehors de la drogue et des moyens pour l’obtenir. Tout ce qui se trouvait entre ces deux pôles de son existence était nié, utilisé, violenté ou oublié.

Ceux qui ne quittait pas le building devaient y vivre. Mais combien ? Et où ? Ian n’avait pas le temps de répondre à ces questions, de faire un long et minutieux repérage. Il devait agir et tout ce qu’il découvrait lui criait de le faire vite. Très vite.

Certaines fenêtres restaient allumées toute la nuit. Elles se situaient dans les étages, toutes après le deuxième étage. Il fit le pari que les cuisines et autres pièces liées à l’intendance se trouvaient au rez-de-chaussée. Les extracteurs de vapeurs de cuisson qui avaient fonctionné ce soir-là confirmèrent son hypothèse.

Dès le lendemain, vers minuit, il franchit les grilles du parc.

Il s’était décidé dans la matinée. Il était dans la salle de archives cadastrales du quartier de Red Hook. Il ne trouvait aucune trace d’un quelconque plan du bâtiment. Rien. Comme si cet immeuble n’avait jamais existé.

Il ne pouvait pas laisser sa sœur là-dedans, elle était en danger. Il était armé. Il devait la faire sortir de là. Quoi qu’il en coûte.

Pénétrer dans le bâtiment fut d’une facilité déconcertante. Il se dit qu’ils étaient si habitués à être laissés tranquilles par leur brebis égarées sous psychotropes qu’ils ne prenaient aucune mesure de sécurité. Son instinct lui dit aussi que c’était presque trop facile mais il lui répondit, pour une fois, de la fermer.

Son objectif le plus délicat fut de trouver son chemin. Dans le hall, il remarqua qu’à part la bibliothèque et diverses salles de réunion ou “d’études pnakotiques” aucune information n’était donnée sur ce qu’il y avait au-delà du 2ème étage.

Il devait explorer les étages. Les escaliers étaient le chemin le plus discret. Il mit un peu de temps à les trouver car contrairement aux canons architecturaux, ils étaient situés sur le côté gauche du bâtiment et non en son centre.

C’est lorsqu’il mit le pied sur le palier du 3ème étage qu’il entendit le bruit. Quelque chose rappelant le bourdonnement, la psalmodie inarticulée, quelque chose se percevant autant avec l’ouïe qu’avec les autres sens. Un stimulus impossible à décrire.

Cela ne le dérangeait pas vraiment, au-delà de l’effet de surprise. Mais plus il avançait, plus le bruit s’imposait à lui, pesait sur ses sens, sa conscience. Un engourdissement.

Il se rendit compte d’une particularité dans l’aménagement des pièces. Les cloisons semblaient délimiter une vaste zone circulaire, innacessible, au centre de chaque étage.

C’est au 7ème étage qu’il trouva les quatre portes qui semblaient être les seuls accès au cœur du Zackary Bulding. Elles étaient réparties à égale distance l’une de l’autre .

Elles étaient massives. Taillées dans un bois sombre qui paraissaient aussi dur que l’acier. Leurs linteaux étaient en pierre et finement sculptés. On y distinguait des symboles et des formes. Des créatures grotesques évoquant de gigantesques vers. C’était abscon. C’était aussi malsain.

Elles étaient fermées. Solidement fermées. Aucune serrure entre les poignées massives en bronze.

Derrière. C’est derrière ces portes qu’il trouverait des réponses. Il chercha un dispositif caché. En vain.

Il allait renoncer lorsque la voix de sa sœur le figea. Elle était claire, belle et exempte du moindre doute. Une voix de conquête.

– Je savais que tu viendrais. Je l’espérais même.

Elle lui souriait. Un sourire sincère et aimant. Le même dont le gratifiait la petite fille qui s’agrippait à son cou quand il rentrait du lycée. Il y avait si longtemps maintenant.

– Bordel, mais où étais-tu ?! 

– Ici. Ian. Simplement ici.

– Mais pourquoi ne pas nous l’avoir dit. Papa, maman sont morts d’inquiétude. Tu ne peux…

– Je peux, Ian. Je peux car c’est moi qui choisis mon destin. Pour une fois dans ma vie, j’ai choisi.

– Mais… Tu aurais pu au moins nous dire que tu étais vivante, en bonne santé. Nous rassurer, bon sang Helen ! Nous sommes ta famille ! J’ai cru que tu étais morte…

Helen s’était approchée de lui et le prit dans ses bras. L’étreinte était douce, chaude, pleine d’amour. Il sentit toute la tension, la peur, la colère qui exercaient une pression si forte depuis des mois disparaitre. Soudainement. Il serra de toutes ses forces Helen et pleura. Sans bruit. Juste des larmes salées.

Elle lui caressait doucement les cheveux murmurant à ses oreilles des mots de consolation. Des mots simples et antalgiques. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit que derrière eux se tenait un jeune homme. Beau, dans un costume sur mesure, d’un bon goût à la mode, laissant deviner un corps svelte, entretenu et bien plus fort que l’on ne pouvait le deviner sans un regard exercé. Là encore, il y avait quelque chose de corrompu derrière le voile de l’apparence : le regard de ce type était celui d’un tueur, un putain de prédateur, une bête vicieuse et affamée. 

Helen avait perçu la tension qui avait durci le corps de son frère.

– Je te présente Patrick. Un ami et un membre éminent de notre institut.

– Enchanté. Helen m’a beaucoup parlé de vous. Elle vous aime énormément…

– Apparemment pas suffisamment pour me tenir informé de son changement de vie.

– Ian, tu ressembles à papa ! Je suis une adulte, j’ai trouvé ma voie et ma vie m’appartient. Ne gâche pas nos retrouvailles.

Le sourire qu’elle lui offrait l’apaisa sur le champ. Elle avait gardé ce pouvoir. Il s’était même amplifié.

– Mais que fais-tu ici ? Tu y travailles ? Tu y vis ?

– Un peu tout cela… et bien plus

Elle échangea avec le yuppie un sourire entendu et qui était plus tendre que ne l’aurait voulu Ian. L’idée que cette merde emballée dans de la soie touche à sa sœur lui donnait la nausée. Et une peur bleue.

Le bourdonnement lui revint à l’esprit. Il était différent, il subissait des modulations. Légères presque imperceptibles.

– Je te veux près de moi, Ian. Je pense… non, je suis persuadé que tu es digne d’apprendre. Tu es digne de la Vérité.

Ses yeux étaient des joyaux verts. Ils n’étaient pas de cette couleur avant, il en était certain. On ne pouvait, ni devait repousser leur magnétisme. Le monde se réduisait lentement à ses deux puits froids et sans fond. La voix d’Helen devint un guide, un passeur sur un chemin où son esprit se sentait appelé.

– J’ai découvert ici, mon frère, des textes qui sont plus que de simples alignements de mots creux. Ils forment une matrice, ils sont le ciment d’un univers derrière l’univers. Vois-tu, nous vivons dans le mensonge. Une évidence me diras-tu ? La société de consommation nous ment, la politique nous ment, les parents mentent à leurs enfants, les amants se mentent, le boucher ment à l’animal qu’il va égorger

Elle lui toucha le bras. Ses yeux brillaient. Elle prêchait.

– Mais se sont de bien pauvres mensonges face à ceux qu’ont bâtis les religions et les dogmes depuis des millénaires. Il y a eu, fort heureusement, quelques hommes et femmes plus éclairé.e.s que la masse. Ludwig Prinn fut l’un d’eux. J’ai été attiré vers cet endroit. C’est arrivé un matin, un de ces matins gluant de ma vie d’avant. J’ai su que je devais venir. Depuis j’ai appris tant de choses Ian, j’ai vu tant de choses…

Elle posa ses mains sur les tempes de son frère. Il sentit son esprit se décaler de la réalité et il vit.

4. Crack-house

Il se remémorait tout cela depuis le point de vue parfait qu’il avait sur le “LP Institut”. Titre proclamé par les lettres gravées sur le linteau de l’entrée du Zackary Building du 45 Coffey Street.

Un bel immeuble en pierre de taille. Une perle architecturale au milieu de la flaque de misère qu’était le quartier de Red Hook. Une dizaine d’étages d’austérité symétrique mêlant une pierre étonnamment blanche pour la pollution chronique de New York à la brique rouge et sombre du XIXème siècle industrieux. Le sommet du building se terminait par un toit couvert de zinc rappelant vaguement un obélisque obèse.

La propreté des alentours du bâtiment était aussi une bizarrerie.
Il avait arpenté la rue tranquillement, sans essayer d’entrer, ni même de se faire connaître des membres de l’Institut. Il savait pertinemment que cela ne lui apporterait rien. Il fallait rester anonyme, cela lui donnait une marge de manœuvre bien plus grande. Il avait rapidement fait une analyse de la faune locale et de ses habitudes. Il se rendit, au soir de la première reconnaissance, dans une friperie du quartier et s’acheta ce qu’il fallait de fringues dépareillés et défraîchis, pour passer pour un habitant du quartier, un uniforme de junkie pas encore transformé en zombie par les cristaux de crack.

Le deuxième jour, il s’installa dans un dinner minable, ouvert vingt quatre heures sur vingt-quatre, qui avait l’avantage d’offrir une vue assez complète sur l’immeuble tout en le cachant à la rue par la grâce de la propreté douteuse du vitrage. Il se forgea en quelque jours une couverture d’écrivain maudit, un Bukowski du crack, ayant toujours un carnet à la main et griffonnant LE chef d’œuvre décadent de la décennie. Les serveurs se succèdant derrière le comptoir – le genre de type revenus de tout et surtout de l’Humanité – avaient l’air de se foutre royalement de lui tant qu’il payait et se tenait à carreau.

Dès les deux premières semaines, il remarqua que régulièrement des membres de l’institut installaient sur le côté de l’immeuble, devant la grille donnant accès au petit parc propret – autre anomalie pour ce quartier – entourant l’Institut, une sorte de soupe populaire. Une file pitoyable se formait. Ian ne pût s’empêcher de penser aux zombies des films de Romero.
Il y avait aussi une petite tente médicale où certains pouvaient recevoir des soins.
Son instinct de flic lui hurla rapidement qu’un truc clochait. Il chercha. Il mis un peu de temps à comprendre. Puis il comprit : à chaque fois, une épave ne ressortait pas de cette tente. La partie arrière de la tente donnait sur le jardin entourant l’immeuble.

Ce truc puait. Ce n’était pas normal mais qui s’en souciait ? Les junkies ? Ils ne pensaient qu’à leur prochaine dose. La Police ? Elle évitait de venir ou avait mieux à faire et quelques crackheads en moins ne les dérangeaient en aucun cas. Quant aux services sociaux, ils se faisaient dépecer par l’administration Reagan qui chassait la Welfare Queen et mouillait à la seule mention du mot “ruissellement”.

On était dans les oubliettes de la Grosse Pomme. Rien de ce qui s’y passait n’avait d’importance pour le monde normal à quelques blocs d’ici. On était dans une des franchises de l’Enfer. Même Mac Donald’s ne venait pas s’installer ici.
Ces drogués qui ne réapparaissaient jamais étaient liés à un autre dérèglement de ces limbes de briques rouges. Un autre élément clochait. Et sévèrement. Il mit un peu plus de temps à le comprendre.

Il y avait une crack house, une seule, qui était peu fréquentée.
Elle n’était pas très loin de son hôtel. De sa chambre, il s’était mis à l’observer. Dans le clignotement rougeâtre des néons de l’enseigne, sur fond d’engueulades de poivrots, il avait l’impression d’être Dante observant le Disneyland infernal. Il avait vu un homme, il devait être jeune. Il n’était plus grand chose maintenant. Il l’avait remarqué car il avait un t-shirt de baseball – ce genre de t-shirt avec les manches d’une couleur différente du reste – avec un imprimé. L’aigle américain stylisé avec un texte étrange : “Ramones”. “Sans doute un de ces groupes de braillards qui ne savaient pas jouer et qui gueulaient comme des veaux” pensa-t-il. C’est ce qui lui avait permis de l’identifier le lendemain devant la tente.

Il nota les descriptions, les heures, les dates à partir de ce jour-là. Trois, il en compta trois autres de disparue.e.s.
Cette crack-house avait parasité une vieille demeure à l’aspect vaguement gothique, autrefois bourgeoise, maintenant délabrée. Mais le délabrement sonnait faux. C’était à première vue absurde de penser cela, il en avait conscience, mais il ne pouvait s’empêcher d’être certain que c’était un camouflage. La crasse sur les briques, les volets fermées et disjoints, les herbes folles et rudérales et tout le reste étaient trop parfaits. Il manquait quelque chose. Et les junkies qui allaient recevoir leur dose de bonheur périmé n’était pas vraiment comme les autres. Quelque chose dans leur regard… Comme un espoir. Pas cette avidité atroce que l’on voit habituellement dans le regard des paumés, non. C’était de l’espoir et une soif autre que celle du plaisir. D’ailleurs les autres les évitaient, ils les regardaient avec quelque chose qui se rapprochait de la pitié et de la peur mêlées. De la pitié, merde… Comment ces presque-morts n’ayant de leur dignité qu ’un vague souvenir pouvaient les regarder avec pitié ? Cela en devenait dérangeant.

Mais ce n’était pas tout : jamais Ian ne vit un des ces clients donner quoique ce soit en échange de la dose. Rien. Ils recevaient. Dans l’économie de la drogue c’était une putain d’aberration lorsqu’il s’agissait de consommateurs déjà accros. Rien ne s’offrait dans ce monde, tout se payait. Tout.

3. Ludwig Prinn Institute

Depuis Helen avait déménagé de son petit studio. Et personne ne savait où elle était. Il avait passé des heures au téléphone, écrit des dizaines de lettres. Rien. Aucune trace si ce n’est cette dernière lettre et ce que lui avait dit son ancien employeur, une société de télémarketing, où elle passait des heures à vendre par téléphone des choses inutiles à des gens fatigués ou si seuls qu’ils achetaient sa camelote pour se sentir en vie. Il avait appelé M.Smith, son responsable. Il devinait à travers la voix crachotante le jeune cadre dynamique se prenant pour un loup de Wall Street, la coupe de cheveux imitant celle de Donald Trump, le costume low cost singeant ceux à la mode chez ces gens-là. Il lui avait lâché, agacé par son insistance et le temps – si précieux – perdu :

“Ecoutez, notre collaboratrice… Votre sœur, Helen, était très discrète. Lorsqu’elle m’a remis sa démission, elle ne m’a pas informé de ce qu’elle allait faire.” On sentait qu’il s’en foutait totalement. “Elle m’a juste dit qu’elle allait changer de vie grâce à l’enseignement qu’elle suivait dans un… c’était quoi le nom ? Un truc comme L’institut Prim… Print… Si j’avais eu un dollar à chaque fois que quelqu’un m’a dit vouloir “changer de vie” en me donnant sa démission, je jouerais au squash avec Trump tous les week-end.” Ian ne pût s’empêcher de visualiser le rictus qui devait lui servir de sourire.

Un vrai connard. Mais il lui avait donné une information importante, à nouveau ce nom : l’Institut Prinn.
La clé de la disparition de sa sœur était là-bas.

Il trouva assez difficilement le numéro du “Ludwig Prinn Institute”. Il n’avait pas pignon sur rue ; de toute évidence, ils ne cherchaient pas la publicité.
Son instinct lui hurlait : “Ta sœur s’est faite embobiner par une secte, mon vieux. Ça sent le gourou à plein nez. Vois le bon côté des choses, ça pourrait être pire : elle aurait pu devenir une junkie taillant des pipes pour 1 dollar à des clodos.” Son instinct était bon, il lui faisait confiance, mais c’était un vrai fils de pute parfois.

L’accueil de la jeune femme, sa voix, son ton, ses mots lui donnèrent une assez bonne idée de l’épaisseur de la moquette dans le hall d’accueil et du bon goût de la décoration dont elle devait être un des fleurons.
En termes polis, d’une voix si douce qu’elle en était hypnotique, Carrie – elle avait donné son prénom dès les premières secondes – l’envoya se faire voir avec toute la science d’un majordome victorien. Après avoir pris quelques minutes pour vérifier si le nom d’ Helen Upton était présent dans ses registres, elle lui expliqua qu’effectivement sa sœur avait suivi quelques cours de “philosophie pnakotique” et fréquenté la bibliothèque de livres rares de l’Institut. Mais ils n’avaient plus “eu le plaisir de sa présence dans notre Institut” depuis ces deux derniers mois.
Un beau mensonge. Bien ciselé sans dénégations, entremêlant vérité et duplicité.

Un véritable travail d’artiste.

2. Helen

3 mois auparavant.

Coffey street était un camaïeu de décrépitudes. Une rue encaissée traçant une droite entre des façades de briques rouges couvertes de graffitis. Des concrétions de détritus s’étaient accumulées dans les interstices. Les nombreuses plaques de contreplaqués obstruant les portes et fenêtres avaient été depuis longtemps percées par des squatteurs et autres junkies à la recherche d’un refuge pour ne pas crever trop rapidement. Au croisement avec Dwight Street, quelques crack-houses très courues tenaient la rue avec leurs cohortes de putes à deux dollars. Mâles et femelles y vendaient leurs orifices pour quelques cristaux dispensés à travers une porte blindée. “Même les damnés ont droit à leur pain quotidien” se dit Ian en regardant la pitoyable file d’attente.
Depuis qu’il avait débarqué de l’avion, New York lui paraissait un fruit bien pourri à cœur. Les années 80 l’avaient ravagée : un mélange entre violence et décadence d’une mégapole du Tiers Monde et richesse hallucinée des Yuppies et de leur vie-vitrine. Le cadavre d’une femme encore belle.
Ian voulait retrouver sa sœur, Helen, partie pour réaliser ses rêves et quitter le monde trop étriqué de Providence. Helen était intelligente, brillante et belle comme le sont tous les disparus dans les souvenirs de ceux qui les cherchent. Ian savait aussi que c’était une fille naïve, peu sûre d’elle, au physique ingrat. Elle l’avait étonné en lui annonçant avoir trouvé un travail à New York et qu’elle partait. Il s’était dit : “Elle prend enfin une décision personnelle. Elle a peut-être une vraie personnalité.” Le jugement était dur mais il l’aimait. C’était sa petite sœur timide, dévouée et bienveillante.

Après deux mois sans nouvelles, lui aussi s’était contenté de la fille intelligente, brillante et belle qu’il voyait dans les yeux de ses parents, inquiets et démunis. La police n’avait rien fait. Avec plusieurs milliers d’homicides chaque année et du crack en accès libre à chaque coin de rue de New York, la disparition d’une pauvre fille venue chercher un avenir n’était qu’un dossier de plus dans une pile d’affaires non prioritaires.
Il était flic, lui aussi, un petit flic en uniforme de Providence, mais il savait qu’il devait faire quelque chose. Il ne pouvait pas accepter de laisser sa sœur devenir un souvenir, de la laisser se dissoudre dans l’énigme de sa disparition. Elle était plus que le cliché éculé de la brave fille montée à New York pour devenir enfin quelqu’un et finir avec les Jane Doe squattant les morgues de la Grosse pomme.
Pas elle.
Pas Helen. Elle avait un nom. Une identité. Des gens l’aimaient, elle n’était pas seule.
Pas elle.

Il avait pris trois semaines de congés – une grande première – et réservé une chambre dans un hôtel, Le Cortez. Un hôtel miteux mais à proximité du “Ludwig Prinn Institute”.
Dans la dernière lettre d’Helen, elle disait son émerveillement devant l’accueil et les enseignements qu’elle avait reçus par les membres de cet “institut de recherche humaniste et philosophique”. Elle expliquait que les livres qu’elle avait lu dans leur bibliothèque étaient extraordinaires, qu’elle avait “compris de nombreuses choses sur la réalité du monde”. Anticipant sans doute les pensées qui n’allaient pas manquer de venir à l’esprit de son frère, Helen, d’une écriture plus “mûre” que celle qu’il lui connaissait, écrivait :

“Je sais ce que tu penses Ian : la pauvre est tombée dans une secte. Je t’entends déjà prendre ce ton mi-paternel mi-gentil flic pour me mettre en garde contre les escrocs déguisés en charlatans. N’aie crainte, grand frère, je ne me suis pas transformée en témoin de Jéhovah new-age. Je suis juste curieuse et on ne m’a pas décérébrée. Je pense encore par moi même et je serai prudente. Promis grand frère !
A bientôt,
Je t’aime.
Helen”

C’était il y a deux mois.

Zackary Building, 45 Coffey Street

1. Renaissance

Ian se demandait jusqu’où les gouttes, épaisses et lourdes, tomberaient. Jusqu’au cœur du monde peut-être… Elles naissaient des deux longues entailles se croisant sur sa poitrine. Son sang était un appel. Un appel vers une divinité… non… c’était bien plus qu’une divinité. C’était une force primordiale concrète et terrifiante mais qui acceptait de partager son pouvoir. Bien loin de ses pantins éthérés inventés par l’Homme pour supporter sa peur des ténèbres. C’était là longtemps avant que notre race de primates hurlants fasse de sa capacité à marcher sur deux pattes la preuve de sa toute-puissance sur ce monde. 

Elle venait des ténèbres, en rongeait l’essence même, s’en nourrissant, la distillant en une force au-delà de notre compréhension.

Mais aujourd’hui, il allait comprendre. Les mystères allaient lui être révélés. Il avait préparé son corps et son esprit. Il avait goûté à son pouvoir, à ce qu’il promettait. Il allait faire le sacrifice, ô combien facile, de sa chair pour ne faire qu’un avec elle.

Suspendu au-dessus du gouffre, de cet astre noir s’enfonçant au coeur du monde et peut-être bien plus loin, il souriait. Les psalmodies l’entouraient comme un cocon, son sang s’écoulait. Il percevait son arrivée. Il avait entendu l’appel. Enfin.

Ian jeta un regard vers sa soeur. Leurs regards étaient le ténu fil d’Ariane qui le reliait encore au monde des Hommes. Elle lui sourit doucement, comme une mère sourit à son enfant sanglant et vagissant pour lui souhaiter la bienvenue dans sa nouvelle existence.

Une bourrasque violente montant de l’abîme le gifla. Le rythme des chants s’accéléra. L’air devint épais, comme une pâte. Son sang devint lave. Il allait renaître. Enfin.

Ceux qui venaient de la mer

Comme le résume l’archéologue Ulf Näsman, qui travaille sur le site, « les gens ont été tués dans les maisons, puis les tueurs sont sortis, ont fermé les portes et sont partis ». Sans rien prendre.

http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2016/02/21/le-mysterieux-massacre-antique-doland/

Il referma la porte branlante de la cabane. Sa main laissa une trace rougeâtre sur le bois usé. Il venait d’éliminer le dernier habitant du village, une fillette d’une dizaine d’années. Elle avait failli l’avoir. Il voyait encore la furie dans son regard. Les claquements inhumains de ses mâchoires, juste avant qu’il ne lui tranche la gorge, résonnaient toujours à ses oreilles. Et cette odeur écœurante de poisson…

“Démons…” murmura-t-il.

Il regarda vers le centre du village fortifié. Ses compagnons s’y étaient regroupés. Il les rejoignit d’un pas lourd. Sa hache égrena quelques gouttelettes écarlates lors de sa marche vers la petite troupe armée qui s’ouvrit devant lui, Kétil.

A leurs pieds gisait le corps ensanglanté d’un homme, il avait été un de leurs. Un compagnon d’armes. Son ami – il lui semblait que cela datait de plusieurs siècles – avant toute cette boucherie, avant cette démence qui avait failli les engloutir.

(…)

Texte téléchargeable ici : Ceux qui venaient de la mer.

Les algues

Je m’appelle David Blake. J’écris ses mots pour tenir à distance la folie. De l’encre et du papier, c’est tout ce j’ai pour rester sain d’esprit. Personne ne pourra venir à mon secours. Je vais mourir mais je ferai ce qu’il faut pour ne pas finir comme eux.

Cela fait quelques heures maintenant qu’elles se sont tues

Enfin.

J’ai l’impression, trompeuse je le sais, que le cauchemar est terminé. Ce n’est sans doute qu’une accalmie dans le déchaînement d’horreurs que j’ai vécu. J’espère avoir le temps de tout dire afin que ceux me liront – peut-être – sachent et puissent agir.

Tout à commencé hier – une éternité – je me suis réveillé sur un des lit de l’infirmerie vaguement nauséeux. Un coup d’oeil sur ma montre m’indiqua que j’avais dormi plus de vingt quatre heures. J’avais eu, la veille, une migraine d’une violence telle que je faillis m’évanouir. Je n’ai jamais souffert de migraine. Jamais. Le médecin de bord, le dr.Herbert, m’examina et me trouva très fatigué. Mon corps était au bord de la rupture. J’avais travaillé sans relâche depuis que nous étions parti mais la source de mon épuisement était tout autre: je me réveillais souvent aussi épuisé qu’au couché.

Ce que je ne lui dis pas – car je trouvais cela ridicule – c’était que tout venait de mes rêves. Ils me laissaient exsangue au petit matin avec un goût amer dans la bouche. Le même que me laissaient mes terreurs nocturnes d’enfant. Mais ce qui était le plus pénible, le plus effrayant aussi, était qu’il m’était impossible de m’en souvenir. Rien. Juste les remugles d’une terreur profonde. Cela renforçait cette impression de malaise permanent qui me taraudait.

Le médecin de bord m’a injecté un sédatif afin que je puisse vraiment me reposer. Il m’a dit en souriant que j’allais dormir d’un sommeil si profond que même la fin du monde ne pourrait me réveiller. Je l’aimais bien. C’était un jeune homme brillant. Il était aussi très beau. Ce qui rend plus ignoble ce que cette chose… ces choses ont fait de lui. Et des autres.

Lentement, je pris conscience que je n’entendais aucune voix ni le ronronnement de la salle des machines. J’explorais sommairement le bateau. Personne. Il y avait bien quelques preuves de leur présence : des livres, des effets personnels, des notes… Il y avait aussi et, ce fût plus troublant, des traces de… désordre. Je trouvais quelques objets cassés, des débris répandus sur le sol. J’ai même, dans un couloir, trouvé une hache rouge, celle des équipements de sécurité, abandonnée au seuil d’une cabine. J’étais seul. Inexplicablement seul au beau milieu de l’océan. Je ne trouvais que des lambeaux d’épaisses lanières verdâtres et poisseuses éparpillés sur le pont et le bastingage. Cette algue m’était inconnue et notre zone d’exploration – entre océan Pacifique et océan antarctique – étaient bien trop au sud pour la mer des Sargasses. Le bateau avait peut-être essuyé une forte tempête. Mais comment une tempête pouvait-elle avoir emporté tout le monde en laissant le navire à flot ?

Je me précipitais vers le poste de télécommunication : tout était détruit, ravagé, mis définitivement hors service. L’antenne satellitaire pour la connexion internet était HS. La situation était la même sur la passerelle, les outils de navigation étaient inactifs, et les deux téléphones satellites avaient disparus eux aussi. Quant aux téléphones portables, il y avait bien longtemps que nous ne captions plus aucun réseau.

Je franchissais le seuil de la passerelle afin de me retrouver à l’air libre et de retrouver mon calme lorsque j’entendis la voix d’Allen Kodaz, mon ami et collègue océanographe.

Il m’appelait. La première pensée qui me vint fût que sa voix était différente. Elle était désagréable comme s’il n’avait pas parlé depuis longtemps et réapprenait l’usage de ses cordes vocales.

Il était à quelques mètres de moi, sur ma droite, adossé au garde corps.

Je lui demandais ce qui s’était passé. Il me répondit qu’il y avait eu “des découvertes intéressantes”.

Il me répéta deux fois que de “grandes choses allaient advenir”. Ce sont ses mots. Ils les prononça avec un rictus que je ne lui connaissais pas. J’allais le questionner sur ce qui s’était passé et où étaient les autres mais je ne finis pas ma question. Je venais de me rendre compte que ses vêtements ruisselaient.

Je lui demandais s’il était tombé à la mer. Il ne me répondit pas mais réclama, avec sa voix grinçante, de l’aide. Il pensait s’être bléssé..

Il tenta de faire un pas, trébucha et tomba à genoux. Sa tentative pour se déplacer avait été pathétique. Il ne contrôlait plus vraiment son corps. Je craignais le pire.

J’allais me précipiter pour l’aider mais je me figeais. Il venait d’incliner la tête et je voyais maintenant son dos. A travers une large déchirure dans ses vêtements, je vis, pénétrant sa chair rosâtre et décolorée, de longues bandes d’algues qui, par dessus le garde-corps, s’écoulaient comme une étrange chevelure dans la mer.

Elles palpitaient.

Il redressa la tête, ses yeux avaient la couleur des algues. S’échappant de sa bouche, quelques brins de cette horreur végétale s’agitèrent comme des tentacules lorsqu’il parla.

Il y avait une tentative de séduction dans son ton et ses paroles qui les rendaient plus abominables : “Viens David, rejoins moi. Rejoins nous. Devenons les serviteurs de celui qui va se réveiller”.

C’est alors que le cri retentit : “Rejoins nous !”

Il était poussé et répété par les gorges de tous les disparus qui jaillissaient des flots, pantins de chair gesticulant au bout de long faisceaux d’algues. Ils tendaient leurs bras vers moi.

J’eus le réflexe de reculer en fermant la lourde porte de la passerelle lorsque je perçus qu’Allen s’anima comme une marionnette démente pour m’atteindre.

J’entendis le bruit écoeurant des os se fracassant sur le métal.

Son visage ensanglanté se plaqua sur le hublot en hurlant une sorte de supplique aux sons étranges et incompréhensibles. Chacun des passagers était devenu une des têtes grotesques d’une hydre d’algues et de chairs mêlées. Elles allaient et venaient autour de la passerelle. Certains corps mal maîtrisés s’écrasaient sur les vitres épaisses les maculant d’une bouillie de peau, de cheveux et de sang. Leur danse macabre dura ce qui me parût des heures. Les corps s’abîmaient de plus en plus. Les vêtements se déchiraient sur des chairs boursouflées rendant leur nudité plus obscène encore. Certains perdirent des membres, d’autres n’avaient plus de visage. Et ce bruit… Ce bruit abject des corps s’écrasant sur les vitres comme de monstrueux insectes.

Ils ne cessèrent de psalmodier cette invocation aux sonorités faites pour des gorges autres qu’humaines. Une langue dont on aurait arraché presque toutes les voyelles.

Je me terrais dans un coin comme un enfant, les yeux fermés et les mains couvrant mes oreilles. Au bout d’un long moment, je fus tenté de croire que ce n’était qu’un mauvais rêve que mon réveil arrêterait. La terreur ne serait plus alors qu’une fine pellicule de sueur aigre que je ferai disparaître sous le jet brûlant de la douche.

J’ouvris les yeux et je vis à nouveau ses pantins gesticulant au bout de long faisceaux grouillants. J’ai cru devenir fou. Je me suis précipité sur la trousse à pharmacie pour en saisir le scalpel et mettre fin à cette démence. Que tout s’arrête enfin.

Le silence arrêta mon geste. Il n’y avait plus rien derrière les vitres maculées.

Depuis il dure. C’est presque pire. Je n’ose pas sortir. Mes mains ne cessent de trembler. Que va-t-il m’arriver ?

Le navire se déplace. Il n’y a plus d’électricité à bord et les moteurs sont arrêtés mais il se déplace. Il ne dérive pas, il se déplace vraiment. Les courants marins ? Ils sont puissants dans cette région mais à ce point… Aurai-je la chance de croiser un autre navire ? Tout n’est peut-être pas perdu. Je n’ose y croire.

La nuit est tombée. J’ai aperçu à l’horizon une île. Je distingue de hautes tours aux angles bizarres. Elle dégage une étrange phosphorescence. Une couleur qui donne l’impression d’être vivante. Il n’y a pourtant aucune île habitée dans cette zone.

Réveillé par un cri terrifiant. Gigantesque forme entre l’île et le navire. Ça se déplace vers moi. Le navire tangue. Taille monstrueuse. Le scalpel. Je dois partir. Cette abomination ne m’aura pas. Que Dieu vous garde.